Reprise du procès de Florence Hartmann : le témoignage de Louis Joinet
Le procès de Florence Hartman reprend mercredi 1er juillet 2009 .
Place Publique revient sur deux témoignages.
Deux figures marquantes du Droit international et du Droit humanitaire, Louis Joinet et Natasa Kandic, soulignent l’absurdité du procès qui est fait à Florence Hartmann
TEMOIGNAGE DE LOUIS JOINET – Les 16 et 17 juin 2009
Ancien magistrat du siège et du parquet, ancien conseillé juridique sur les questions de Droit international humanitaire de six gouvernements français avec 30 ans de carrière à l’ONU au titre de rapporteur spécial sur les Droits de l’Homme. Il fut l’adjoint de Tadeusz Mazowiecki lorsque ce dernier était Rapporteur spécial de l’ONU pour les Droits de l’Homme en ex-Yougoslavie. Joinet a par ailleurs contribué à établir les bases juridiques du TPI.
Louis Joinet a souligné que Florence Hartmann n’était pas inculpée d’outrage à la cour pour avoir révélé des éléments de preuve (« des faits, des noms, des preuves ») confidentiels, objet des décisions de la Chambre d’Appel, mais pour « avoir simplement discuté les motivations juridiques des magistrats” qui ont conduit à placer les archives du CSD sous le sceau de la confidentialité. « C’est-à-dire pour avoir discuté le contenant et pas le contenu » a précisé Joinet.
Nul ne peut empêcher la mise en œuvre du contenu d’une décision de la Cour – en l’occurrence celles restreignant l’accès à certaines parties des archives du CSD –. Mais de la même manière, nul ne peut empêcher tout critique juridique ou tout débat sur les « motivations juridiques des magistrats [sinon] il aurait un risque grave pour le contrôle de la légalité » a précisé Joinet.
L’argumentation juridique sur laquelle repose des décisions de justice ne peut pas être décrétée confidentielle, le fait qu’elle ait été rendue non plus, à moins, comme l’a indiqué Joinet, de pratiquer “une justice secrète”. Une ordonnance qui va ordonner la confidentialité, a répété à maintes reprises Joinet, ne peut pas être confidentielle sauf pour les passages qui concernent les éléments de preuve que l’on veut préserver dans la confidentialité. La critique juridique et le contrôle de l’opinion publique sont nécessaires au bon fonctionnement de tout système judiciaire. Joinet a également souligné l’importance pour la crédibilité du TPI d’appliquer le « principe de transparence, dont la liberté de la presse constitue l’ultime garantie ».
Joinet a déclaré qu’il était légitime que l’on débatte publiquement de la légalité d’une décision et, en l’espèce de la validité de « l’intérêt vital de la nation » avancé par l’Etat serbe et sur la base duquel ont été octroyées les mesures de confidentialité relatives aux documents du CSD alors que le Règlement du Tribunal indique que la seule base juridique pour fonder une telle décision est la « sécurité nationale ». Un tel débat qui participe du principe de « contrôle de la légalité » est nécessaire pour la crédibilité du TPI et ne révèle en rien les éléments de preuve soumis à la confidentialité.
Joinet a déclaré que tout au long de ses 40 de carrière comme magistrat et de ses 30 années passées auprès des Nations Unies, il n’a jamais eu connaissance d’affaires où une personne aurait été condamnée pour avoir communiqué la motivation juridique d’une Chambre.
La liberté d’expression est un droit fondamental et est donc la règle. Toute restriction a ce droit se doit d’être restrictive car elle est une exception à la règle. Le « contempt of court » (l’outrage à la cour) est une limitation à la liberté d’expression admissible pour la sérénité de la justice si l’infraction a été commise pendant le déroulé de la procédure. Mais une fois que l’action publique est terminée, il n’y a plus d’enfreinte à l’administration de la justice de sorte que cette restriction n’est plus admissible, a expliqué Joinet en notant que l’affaire Milosevic, dans le cadre de laquelle Florence Hartmann est poursuivie, est close. Certaines limitations sont possibles mais à la condition que ces limitations ne soient pas telles que l’objectif à atteindre (la recherche de la vérité) et la crédibilité de la justice sont trop compromis.
Lorsqu’il y a conflit entre liberté d’expression et administration de la justice, les restrictions à la liberté d’expression sont admissibles uniquement dans deux cas : lorsque le droit à un procès équitable ou à la présomption d’innocence sont menacés, a expliqué Joinet en citant la jurisprudence internationale. Toute limitation à la liberté d’expression doit respecter le principe de la proportionnalité par rapport à l’objectif. Or l’objectif de la justice est d’établir la vérité et pour établir la vérité, l’accès aux éléments de preuve est indispensable.
Lorsqu’il n’y a plus de risques d’entrave au bon déroulement de la justice, notamment quand une affaire est close ou quand il n’est plus nécessaire d’empêcher la divulgation d’ informations parce qu’elles ont déjà été rendues publiques, partiellement ou entièrement, toute ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression d’un journaliste est considérée par la CEDH (Cour européenne des Droits de l’Homme) comme étant en violation du « principe de proportionnalité » et n’est plus « nécessaire dans une société démocratique pour atteindre le but légitime poursuivi. »
Lorsqu’on ne peut pas concilier deux droits positifs, il convient de choisir le droit qui permet de se rapprocher le plus de la vérité. La communication d’informations ou de moyens de preuve comme la transparence sont des règles et tout écart à la règle est une limitation parfois admissible, admissible signifiant qu’elle doit être restreinte, respectueuse du principe de proportionnalité et motivée juridiquement.
Restreindre la circulation d’informations comme dans le cas évoqué par Florence Hartmann a porté préjudice au droit et à la capacité des victimes à demander réparation car elles ont été privées de la vérité et donc empêchées d’identifier l’auteur des violations graves du Droit humanitaires international. Si les victimes n’ont pas accès aux preuves, elles ne peuvent pas obtenir réparation, ni une réparation morale, par l’établissement de la vérité, ni une réparation financière que verserait la partie déclarée responsable.
Si la crédibilité du Tribunal est mise en cause par un manque de transparence, soit parce que ses motivations juridiques ont été gardées secrètes, soit parce qu’il a limité l’accès à des preuves clé sur la base d’arguments dont la recevabilité est douteuse, la justice ne jouera pas pleinement son rôle dissuasif, a souligné Joinet.
Joinet a indiqué que la résolution 827 du Conseil de Sécurité des Nations-unies établissant le TPIY (1993) a clairement demandé au Tribunal d’accomplir sa tâche « sans [porter] préjudice aux droits des victimes qui voudront, par les moyens appropriés, obtenir des compensations pour les dommages subis à la suite de violations du droit international humanitaire. », à savoir devant des juridictions nationales ou tout autre juridiction compétente. Me Mettraux a souligné que Florence Hartmann avait cité dans son livre et dans son article ce passage de la résolution signifiant ainsi qu’elle pensait agir en toute légalité lorsqu’elle critiquait les décisions par lesquelles la Chambre d’Appel du TPIY a limité l’accès aux archives du CSD.
Au cours du contre-interrogatoire, le Procureur Bruce Mc Farlane a demandé à Joinet s’il était responsable de la part d’un journaliste de divulguer des informations confidentielles. Joinet a répondu que le devoir d’un journaliste était de recueillir et de publier des informations et qu’il appartenait au parquet d’établir si l’action du journaliste constituait une infraction. Joinet a par ailleurs rappelé que Florence Hartmann, comme d’autres de ses collègues journalistes qui couvraient les guerres en ex-Yougoslavie, a joué un rôle crucial en rendant public sans délai des informations relatives aux violences de masse, permettant ainsi d’alerter la communauté internationale sur la gravité et l’étendue des crimes. « Si le journaliste s’estime totalement lié par tout ce qui est confidentiel, il y aurait une limitation au rôle de la presse telle qu’énormément d’événements mondiaux ne pourraient plus apparaître » a indiqué Joinet.
Sommé par le président de la Chambre, le juge Moloto, de répondre par oui ou par non à la question posée par le procureur Mc Farlane, Joinet a estimé qu’il était responsable de la part d’un journaliste et de son devoir de révéler des informations confidentielles lorsqu’elles concernent des faits graves. Joinet a ensuite remarqué qu’en l’espèce, la dissimulation de preuves relative à un génocide et ayant eu pour conséquences l’impossibilité pour les victimes d’obtenir réparation devant une autorité compétente faute d’accès aux preuves constituait un fait grave.
« Le Tribunal ne peut pas être juge et partie. Il ne peut pas être à la fois la partie offensée, le procureur et juger l’affaire » a souligné Joinet en faisant allusion à la présente affaire.
Si la dimension préventive de toute condamnation est importante parce qu’elle envoie un message aux auteurs et journalistes qui envisageraient d’écrire sur le même sujet, elle peut également avoir un effet neutralisant sur l’exercice du droit à la liberté d’expression et des effets dévastateurs sur la crédibilité de l’instance judiciaire, a mis en garde Joinet.
Le fait d’empêcher le public des Balkans de voir les documents du CSD a eu des répercutions graves, a ajouté Joinet. Comme pour les victimes, il est toujours très important que les faits qui se sont produits soient révélés aux citoyens de l’Etat qui a commis des crimes afin d’empêcher le déni et d’encourager la justice et la réconciliation dont la finalité est le rétablissement de l’état de droit. « Il serait paradoxal de soutenir qu’il faut limiter la preuve de violations graves et massives parce que limiter la connaissance de l’existence de ces violations de l’état de droit permettrait de rétablir l’état de droit. C’est le contraire ». On peut recourir à des mesures de confidentialité sous deux réserves minimum : que ce soit l’exception et non pas la règle et qu’elles soient le plus limitées possible. Les récentes avancées du droit international, a rappelé Joinet, stipulent qu’en cas de violations massives des droits de l’homme, l’Etat ne peut pas opposer la confidentialité des violations.