Le siège de Sarajevo : c’était il y a 20 ans !
Souvenons-nous : au printemps 1992, les troupes serbes débutent le siège de Sarajevo. Un siège moyenâgeux commence, sous le regard paresseux et indifférent d’une Europe en train de s’élargir pour former, selon ses propres mots, « une entité modèle des droits économiques, sociaux et humains ! Les nationalistes serbes , sous les ordres du Général Ratko Mladic et du chef du Parti démocratique serbe de Bosnie (SDS), Radovan Karadzic, pilonnent la ville et empêchent son ravitaillement en nourriture, électricité, eau, carburant. Leurs dirigeants pensent obtenir la reddition de la ville en quelques jours. Le pont humanitaire mis en place sur l’aéroport de Sarajevo est constamment interrompu. C’est le combat de Goliath et David. La guerre d’une armée « ex-yougoslave », aux ordres de Belgrade, contre des civils bosniaques. Pourtant Sarajevo résistera jusqu’au bout. Jamais la ville ne sera prise.
1330 jours ! C’est le temps qu’a duré l’encerclement et le pilonnage de Sarajevo qui fera plus de 10 000 victimes parmi les habitants. L’un des sièges les plus longs de l’histoire moderne. Plus long que le blocus terriblement meurtrier de Leningrad par les nazis qui a duré 900 jours (8 septembre 1941- 27 janvier 1944), et que celui de Stalingrad. Plus long que celui de Berlin par les Soviétiques, qui avaient interdit aux Occidentaux l’accès à la ville, après la capitulation du Reich (1er avril 1948-12 mai 1949).
Le 5 avril, des dizaines de milliers de citoyens de Sarajevo se retrouvent devant le Parlement bosniaque, à l’appel des mouvements pour la paix, des syndicats et des médias pour conspuer les partis nationalistes au pouvoir. Le lendemain, jour anniversaire de la victoire de Sarajevo contre le fascisme en 1945, la Bosnie Herzégovine accède à l’indépendance. Elle est reconnue par les Etats-Unis et la communauté économique européenne.
Ironie de l’histoire, la Force de l’ONU en Croatie s’était installée à Sarajevo, quelques jours auparavant, avec une centaine d’hommes. Elle assiste, impuissante, au début officiel du siège de la ville. Des tireurs postés aux fenêtres de l’Hôtel Holiday Inn font feu sur une foule de 60 000 personnes amassée pacifiquement devant le Parlement.
La première victime est une étudiante de Dubrovnik, Suada Dilberovic, atteinte par les balles d’un snijper. Plus tard, on apprendra qu’une autre femme, Olga Sucic, fut tuée ce jour-là. La foule se disperse. Des barricades montées par les nationalistes serbes apparaissent. Peu à peu la capitale est bouclée. Dans la nuit, l’aéroport est occupé par des blindés de la JNA. Là-haut sur les collines, les batteries sont en ordre de tirs. Le blocus total a commencé…
Les intentions des maîtres des collines, Radovan Karadzic et Ratko Mladic, sont claires : détruire Sarajevo. « Dans deux, trois jours, Sarajevo va disparaître. Il y aura 500 000 morts » indique Karadzic dans un message radio intercepté par les Bosniaques. « Fais savoir aux soldats qu’il va y avoir un séisme à Sarajevo. J’ai complètement bloqué la ville. Ca va être une vraie souricière », explique Mladic à l’un de ses officiers » dans un autre message radio également intercepté.
Privilège des collines. Il suffit de « jeter » les obus sur la ville, comme on jette une cigarette par terre. Les projectiles sont sûrs d’atteindre un objectif. Peu importe lequel. Jusqu’à ce que les habitants désarmés, dans la vallée, craquent. La puissance des armes semble suffire à assurer le siège. Spectacle désarmant. On fait la guerre comme on tire un coup, avec une facilité déconcertante et une régularité maniaque. Les salves de mortiers partant du mont Trebevic n’ont même pas besoin de viser. Des lignes d’encerclement, l’agresseur peut très précisément voir les rues de la ville, les fenêtres des maisons, les gens à l’intérieur. Le tireur de l’ombre sur la colline s’amusera à cribler les minarets qui surgissent comme des points d’exclamation au-dessus des maisons avec leurs balcons à encorbellement. A la jumelle ou dans le viseur, le snijper voit jusqu’aux traits les visages de ceux qu’il a choisi pour cible et la grimace de ceux qu’il atteint. Il les voit chez eux, dans leur appartement, dans la rue, en train de s’embrasser, de courir, de porter des seaux d’eau. Il les voit encore courir dans la vieille ville au milieu des boutiques de babioles et de breloques.
Cette dimension intime et désinvolte de la terreur exercée sur les populations est une des spécificités tragiques des 43 mois de siège qui vont suivre. Ceux qui tirent connaissent quelquefois ceux qu’ils visent. Ainsi, une nouvelle guerre est en train de naître : une « guerre assassinat domestique ».
Le déséquilibre des forces est flagrant. C’est le combat de David et Goliath ! La plupart des armureries et des principaux approvisionnements militaires d’armes dans la ville étaient sous le contrôle de Serbes. Quand la ville se trouve prise sous le feu de l’agresseur, la Bosnie n’a pas encore d’armée. La défense de la ville s’organise, tant bien que mal, autour des unités de police fidèles à la ville, de quelques voyous et de citoyens rassemblés au sein de la « ligue patriotique ». L’armement se limite à quelques fusils de la dernière guerre mondiale et à quelques armes artisanales fabriquées dans la manufacture Behar.
Vers la mi-avril, plusieurs dizaines d’officiers de l’armée fédérale yougoslave, des Musulmans, des Croates, mais aussi quelques Serbes anti-nationalistes rejoignent la Défense Territoire bosniaque qui se transformera en armée de résistance de la Bosnie en juillet 92.
Le rapport de force militaire est nettement en défaveur des Bosniaques. Leur seule supériorité est numérique. La résistance pouvait compter en 1993 sur quelques 40 000 militaires et policiers. Une armée de fortune, seulement dotée de 7 vieux tanks soviétiques T-35, d’une douzaine de petits véhicules blindés, d’une quinzaine de pièces d’obus de 85, 122 et 155, de 40 mortiers, d’environ 4000 fusils, de 4 mitrailleuses anti-aériennes, d’une petite dizaine de lance-roquettes et de quelques armes artisanales confectionnées avec des bouts de tuyaux. « Les incursions dans les positions serbes ont, à certaines occasions, fourni un renfort en armement non négligeable. Mais sans comparaison avec les moyens de l’ennemi », enchaîne-t-il.
De son côté, l’armée yougoslave, aux mains des officiers serbes, dispose de pas moins de 1000 transporteurs blindés, 700 chars, 500 hélicoptères, une centaine d’avions, 2000 canons d’une portée de 30 kilomètres et 100 000 soldats répartis sur le territoire bosniaque. Les nationalistes serbes de Bosnie utilisent une partie de cet arsenal et en particulier de la plus importante usine de munitions de l’ex-Yougoslavie, dont ils se sont emparés, dans la banlieue de Vogosca, située à 10 kilomètres au nord de Sarajevo. Dans la ville, la plupart des armureries et des principaux approvisionnements militaires d’armes sont sous leur contrôle. Les sécessionistes disposent pour l’encerclement de la capitale de quelques 20 000 hommes, d’une cinquantaine de chars ainsi que de 85 blindés, 35 canons de 155 millimètres d’une portée de 20 kilomètres, une cinquantaine de 120 millimètres et 150 de 82 millimètres. Sans compter les centaines d’obus à fragmentation, et des milliers de fusils automatiques.
Bien que mieux armés, les Bosno-serbes jugent que leur infériorité numérique ne leur permet pas de prendre la ville. Ils optent alors pour une stratégie d’usure afin d’affaiblir la défense de la ville. Plus d’un an après le début du siège, les rapports d’experts indiquent une moyenne d’environ 329 impacts d’obus par jour pendant le siège. Après une année de guerre, plus de 30 kg de bombes ont été déversés par habitant.
L’embargo sur les armes décrété par la communauté internationale dans l’ex-Yougoslavie, en septembre 1991, a une incidence considérable sur le début du siège, ne laissant aucune chance à des populations civiles désarmées, devenues objectifs de guerre. Instauré en Croatie, cet embargo a vite concerné l’ensemble du territoire yougoslave. Se référant à l’article 51 de la Charte des Nations Unies qui reconnaît comme naturel le droit des peuples à la légitime défense, le gouvernement bosniaque a demandé la levée de cet embargo, étant donné que cette guerre était qualifiée de guerre d’agression par les Nations Unies et que la Bosnie, reconnue comme indépendante par ces mêmes Nations Unies, il n’y a aucune raison qu’elle ne soit pas protégée par le droit international qui prévoit l’assistance à pays en danger. Il n’existait pas, selon le gouvernement d’Izetbegovic, d’obstacles légaux à la livraison d’armes à la Bosnie afin que la république agressée puisse établir un équilibre armé susceptible de convaincre les Serbes d’accepter de négocier. Néanmoins, la France, la Russie et la Grande-Bretagne s’y sont opposées.
La présidence de Bosnie-Herzégovine – au sein de laquelle siègent des dirigeants croates, serbes (antinationalistes) et musulmans – a eu beau demandé durant les premiers jours du siège « une aide militaire de l’étranger », en s’adressant à la CSCE (Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe) à Helsinki, rien n’y a fait. Les Sarajéviens ne devront compter que sur eux-mêmes pour se défendre contre les « maîtres des collines ».
Le quartier général de ces maîtres est à Palé ! 16000 habitants. Sur le plan géographique, c’est la Suisse. Dans son état normal, Palé est une petite ville peuplée à 70% de Serbes. Mais dans son état anormal, comme en ce mois d’avril, Palé est un décor pour mauvais film de guerre, un camp retranché où séjournent des féodaux fièvreux qui se sont trompés de siècle. On pense à Fiume. Les Serbes séparatistes de Palé ont des rêves de d’Annunzio pleins les obus.
Ils s’appellent Radovan Karadzic, Ratko Mladic, Nikola Koljevic, Momcilo Krajisnik et viennent de proclamer fébrilement la naissance de la Republika Srpska et la condamnation à mort de Sarajevo, cette « créature contre nature » comme la surnomme Karadzic. Ils se font filmer, triomphant, sur les hauteurs du Trebevic, observant à la jumelle, le déroulement du siège. Ils ont des grandes cartes sur lesquelles ils colorient en bleu les villes et les villages ethniquement nettoyés.
Le 1er mai 1992, dans d’autres capitales, on fête le muguet ou le travail, à Sarajevo, on compte les jours. Cela fait maintenant quelques semaines que la ville est totalement bouclée. Les séparatistes bosno-serbes appuyés par la JNA, s’emparent des quartiers résidentiels près de l’aéroport. Cette zone de HLM deviendra le lieu des snijpers qui des fenêtres de immeubles de béton ajustent leur viseur puis appliquent leur besogne. Les routes principales conduisant à la ville ont été bloquées. L’eau, le gaz et l’électricité sont coupés. La plupart des entrepôts de munitions et lieux d’approvisionnement militaires sont sous contrôle serbe.
Le 2 mai, des centaines d’obus pleuvent sur la ville. La poste principale est en feu. Les blindés serbes prennent position en face du bâtiment de la télévision et du journal Oslobodjenjé. Le dernier train quitte Sarajevo. Bientôt, la télévision Yutel, instrument et symbole de la cohabitation entre communautés, première institution visée par les séparatistes serbes, cesse d’émettre. Puis c’est au tour des observateurs de la CEE de quitter la Bosnie-Herzégovine.
Le 4 mai, l’aéroport de Sarajevo est occupé par l’armée fédérale. Des régions entières deviennent inaccessibles à tout observateur étranger. Sarajevo est coupée du monde ! A la mi-mai, lorsque le Conseil de sécurité de l’ONU exige le retrait des troupes de la JNA, évitant de dénoncer l’agression serbe contre la Bosnie dont il vient de reconnaître l’indépendance, la moitié de la Bosnie est aux mains des nationalistes serbes. Le 12 mai 1992, une « assemblée serbe de Bosnie » vote la création d’une Armée de la République serbe de Bosnie-Herzégovine (VRS), dont Mladić prend le commandement. Mais, c’est à Belgrade qu’il prendra ses ordres.
La ville « apprend » à vivre sous les obus, privée de nourriture, d’eau et de gaz. Les tireurs de l’ombre fauchent les civils aux carrefours et les artilleurs font du zèle. Ici, lors d’un lors d’un match de football, là lors d’une distribution d’eau dans le quartier de Dobrinja. « Tirez, jusqu’à les rendre fous», intime le général serbe Ratko Mladic, dans un appel téléphonique aux officiers sur le terrain. Un autre jour, il déclare publiquement en plein centre de Belgrade qu’il faut détruire les quartiers musulmans de Sarajevo, « jusqu’à la dernière pierre ».
Le 20 juin, la guerre est officiellement déclarée. Le président Izetbegovic décrète l’état d’urgence et la mobilisation de la Défense nationale républicaine pour mieux organiser la résistance. Dans les jours qui suivent, l’aéroport est totalement bloqué par Ratko Mladic. Ses troupes occupent plus de la moitié de la république bosniaque. Sarajevo étouffe…La vallée est coupée du monde.