Et si l’avenir devenait l’affaire de tous et non celle des seuls experts. On inventerait aujourd’hui des futurs désirables qui nous éviteraient d’avoir demain à subir des futurs taillés aux mesures des puissants et inconscients d’aujourd’hui. Repérage des annonciateurs de changement, mélange de ces signaux, ajout d’un liant… Au menu de cette cuisine de l’avenir, on aurait un gâteau à trois étages. Il remplacerait les gâteaux secs et tartes servis par des prospectivistes aussi défaitistes que peu créatifs.

En France, quand on sort le mot « prospective », c’est tout de suite l’ambiance Titanic. Si le mot ne parle pas aux plus jeunes, il a pour les autres une allure de plan quinquennal orchestré par des experts qui lisent la vie dans des camemberts et des histogrammes prêts à être « powerpointés ». Si l’on précise que faire de la prospective, c’est imaginer le futur, voire l’inventer, un sourire égrillard se lit sur le visage de votre interlocuteur. Son ravissement vient du fait qu’il vous imagine avec votre boule de cristal. Comme il désire profiter de l’aubaine, la question suivante est de manière systématique : « Qu’est-ce qu’on prévoit pour 2020… mon entreprise… le pétrole… Internet… la Chine ?  » Et oui, les mesdames Irma peuvent avoir réponse à tout. Comme la prospective sert à cuisiner le futur, on pourrait, au jeu du portrait chinois, considérer que c’est du gâteau. Si l’on accepte cette métaphore, on aura alors trois types de gâteau.

La prospective gâteau sec.

Le premier est un gâteau sec et sert en priorité à caler quelques trous dans des pensées pétries de certitudes. Pour le confectionner, le principe est simple. On collecte des données passées sur un domaine d’activité et on tire un trait pour connaître ce qui va se passer demain. Un exemple montre la performance de ce mode de fonctionnement : en 1977 lorsqu’Elvis Presley est mort, il y avait 19 clones du chanteur. En 1982, le fan club en répertoriât 155 soit huit fois plus. On peut donc en déduire qu’en 2016, il y aura aux Etats-Unis 318 millions de clones d’Elvis, soit la totalité de la population américaine !

Cette prospective « gâteau sec » alimente le site France 2025 initié par Eric Besson (www.france2025.fr), le secrétaire d’Etat à la prospective. On peut y lire : « La Chine et le Brésil pourraient rattraper la France en 2050, mais des incertitudes demeurent. » Et oui, pour ces experts, les incertitudes, qui ne sont pas moins que les quarante prochaines années où tous les bouleversements sont envisageables, ne sont que des broutilles.

La prospective « gâteau sec » a ses gourous comme Jacques Attali qui dans une brève histoire de l’avenir affirme : « L’histoire obéit à des lois qui permettent de la prévoir et de l’orienter. » Pour lui, l’histoire est un long fleuve tranquille dont le cours ne peut pas être modifié par les problèmes sociétaux, économiques et politiques. En clair, des phénomènes comme le développement exponentiel des technologies, la difficulté d’accès à l’eau potable pour un milliard d’être humains, le vieillissement et l’augmentation de la population, le réchauffement climatique ne peuvent pas provoquer des inondations sociétales qui changeront radicalement le cours des choses. Enfin, notre chantre de l’avenir prévoit tout de même quelques changements : « Vers 2060, de nouvelles forces altruistes prendront le pouvoir, sous l’empire d’une nécessité écologique, éthique, économique, culturelle et politique. » Mais, ils se passeront à un moment où ne risque pas de venir le titiller sur l’exactitude de ses prévisions passées.

La prospective, c’est de la tarte.

Pour représenter la deuxième manière d’exercer de la prospective, on a une tarte dont le fond est constitué par diverses données statistiques évoquées plus hauts. Pour la garniture, le principe est de croiser ces données et d’imaginer des scénarios. Ces scénarios envisagent plusieurs avenirs possibles. La méthode essaye d’intégrer tant bien que mal les événements perturbateurs, c’est à dire dont les effets seraient important s’ils venaient à se réaliser.

Un exemple illustre la démarche. On prend dans la case réchauffement climatique l’accord pris par les pays riches de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre de 25 à 40 % d’ici 2020. On ajoute la pollution automobile liée aux déplacements professionnels et le développement des systèmes de travail à distance (mur de téléprésence, univers virtuels, présence holographique…). On aboutit à un scénario où la valorisation du travail à distance s’impose. A partir de là, on ne peut que s’étonner que cet éléments a été oublié dans les Grenelle de l’environnement et d’autant que la France avec 5 % de travailleurs à distance se situe dans les moins bons élèves européens.

Si créer des scénarios permet d’anticiper l’avenir et donc d’agir de manière préventive, les limites sont qu’ils sont d’une part effectués par des experts qui, englués de leurs savoirs, manquent souvent cruellement d’imagination. D’autres part, que ces scénarios se situent dans la sphère du prévisible et sont incapables de jongler avec l’imprévisible qui dans un monde qui se complexifie (et non complique) est de plus en plus inéluctable.

La complexité naît des liens de plus en plus nombreux entre les institutions, organismes, hommes qui augmentent les interactions. Un groupe envoie des informations qui transforment la donne d’un autre. Une fois modifié, il va agir sur un autre… C’est la légendaire histoire du froissement de l’aile de papillon qui crée un cataclysme à l’autre bout de la planète ou celle plus actuelle des crédits accordés aux ménages américains qui provoquent le licenciement économique d’un ouvrier cévenol.

Plus les interactions sont nombreuses, plus l’avenir est indéchiffrable car riches en possibles. Le problème est qu’au pays de Descartes, l’imprévisible n’a pas bonne presse. On préfère un cartésianisme réducteur qui limite la pensée du philosophe à un système déductif raisonnable.

Le livre de Nicolas Taleb « Le cygne noir » est paru en 21 langues avant que les Belles lettres l’éditent alors que ce libano-américain est docteur en économie de Paris-Dauphine. On ne s’étonne plus lorsqu’on découvre que ce livre incite à ne pas tenir compte des experts qui font leurs choux gras avec des prévisions aussi alarmistes que paralysantes et montre comment ces prétendus connaisseurs du futur rationalisent l’imprévisible (en le justifiant et en prévoyant sa répétition).

Mon gâteau préféré.

Pour continuer dans la métaphore pâtissière, on nommera le troisième type de prospective « le gâteau préféré ». Pour cette manière d’envisager la prospective, on procède en trois temps qui seront autant de couches du gâteau.

La première se constitue d’un repérage de tous les signaux annonciateurs de changements. Ces signaux peuvent être forts comme le réchauffement climatique, l’urbanisation croissante, les épuisements des ressources naturelles, la mise à mal de la biodiversité… Ou faibles. C’était par exemple, il y a quatre ans, un marché publicitaire sur Internet qui représentait moins de 1% des revenus publicitaires. Cela peut aujourd’hui être les entreprises qui commencent à recruter des joueurs en ligne chef de guilde car ils ont appris à mobiliser des troupes à distance ou le développement des prêts financiers de particulier à particulier aux USA (118 milliards de dollars en 2005, 800 milliards de dollars en 2008). Selon les centres d’intérêts et les connaissances des concepteurs, les ingrédients utilisés pour ce gâteau varient. Sachant qu’on ne voit et on entend ce qui se situe dans notre champ cognitif, il est judicieux que cet inventaire soit effectué par des groupes à hauts potentiels de métissage plus que par des experts qui, sachant de plus en plus de choses sur de moins en moins de choses, risquent d’appauvrir ce socle de réflexion.

La deuxième couche résulte du mixage de ces signaux. Les combinaisons sont infinies. On tire au hasard une crise financière, le boum du prêt pair à pair et l’émergence des gazouillis de twitter qui dépassent les 3 millions d’utilisateur et séduit un nombre de plus en plus important d’entreprises. Il n’en faut pas plus pour imaginer que les banques ont demain quelques soucis à se faire si elles n’anticipent pas le phénomène.

Deuxième tirage. On a le perfectionnement et la chute des prix des imprimantes 3D qui permettent de fabriquer des petits objets, une prise de conscience grandissante de la dégradation de la planète qui se traduit par l’augmentation des localvores (individus qui achètent des productions locales), l’évolution des nano-technologies qui laisse envisager que ces imprimantes pourront fabriquer tous types d’objets. Cette convergence nous permet imaginer un succès de ces « fabriquantes » privées. Si dans quelques années, on peut imprimer assiettes, téléphones et autres objets de la vie quotidienne, l’industrie traditionnelle connaîtra sans aucun doute des heures difficiles.

La fabrication de cette deuxième couche nécessite juste un peu d’assouplissement neuronal. Elle peut donc être élaborée par tous ceux qui n’ont pas peur d’éclairer les autres avec leurs idées brillantes.

La troisième couche a comme ingrédient l’imagination. Rien de plus logique car c’est incontestablement la meilleure compagnie de transport du monde. Ce moyen de propulsion dans un autre monde a tous les avantages : il est non polluant, inépuisable et accessible à tous.

L’imagination ajoute du liant à l’accumulation d’idées. Elle permet de raconter des histoires qui, outre être accessibles et partageables, donnent du sens à tous ces métissages de signaux. L’imagination n’étant pas limitée, on peut inventer autant de futurs qu’on le désire. Une multiplicité qui permet de choisir ceux qui sont les plus désirables.

La vulgarisation de la réflexion prospective avec la méthode « gâteau préférée » a plusieurs cordes à son arc :

L’avenir n’est plus seulement l’affaire d’experts, politiques et des fabricants de technologies mais de tous. Il devient plus riche, différent, moins technocratique paralysant. Ces horizons ne sont plus uniquement noircis pas des pensées défaitistes mais font apparaître des zones où chacun peut agir. Quand on a le nez sur le guidon, on focalise sur des problèmes insolubles. En prenant de la distance et donc de la hauteur, des pistes d’action apparaissent. Ces espaces de liberté redonnent du sens au travail quotidien d’une grande majorité et de ce fait diminuer l’impression d’inutilité facteur important de stress.

On peut trouver des solutions inédites pour trouver des solutions à différents problèmes. « On ne peut pas résoudre un problème avec le même mode de pensée que celui qui l’a créé. », affirmait Einstein. Cette méthode permet de faire le pas de côté nécessaire pour sortir des impasses.

On crée une agilité d’esprit qui permet de faire face à l’imprévisible. En 1973, Shell avait fait quelques exercices de prospective qui lui avait permis d’envisager la crise du pétrole. Quand quelques mois plus tard, elle devint réalité, l’entreprise bénéficia de cet avantage cognitif pour gagner des places au palmarès des grandes compagnies.

L’exercice permet au passage d’envisager des idées et services innovants. « L’innovation vient de la contrainte », explique Picasso. Jouer avec les contraintes que sont les signaux faibles et forts présents dans nos environnements permet d’inventer en dehors des sentiers battus par les services de recherches et les pensées conformistes.

A vos casseroles et n’hésitez pas à concocter des gâteaux assez riches, copieux, caloriques et dynamisant qui autorisent à espérer qu’un monde du partage remplace les sordides et trop nombreux partages de gâteaux.