Les 22, 23 et 24 juin 2007 s’est déroulé à Saint-Denis (93) le Forum social des Quartiers populaires. Lancé à l’initiative du Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB), des Motivé-e-s et du collectif d’associations lyonnaises DiverCité, ce forum se voulait un « lieu de convergence de militants des cités et d’ailleurs » pour « construire une force et une parole collective issues des quartiers ».
Saint-Denis (93), 24 juin 2007. L’amphithéâtre de la Bourse du travail est plein à craquer pour la séance de clôture du Forum social des Quartiers populaires. Difficile visiblement de conclure les 3 jours de débats, de forums, d’échanges et de concerts, qui viennent de se dérouler à la Porte de Paris, en bordure du Stade de France. La salle est bruyante et les orateurs peinent à se faire entendre. L’heure ne semble pas au consensus, surtout lorsqu’il est question des débouchés politiques du Forum, dans la perspective des élections municipales. Le visage fatigué, les organisateurs semblent pourtant satisfaits du succès de l’événement qui a mobilisé selon eux « 3000 personnes sur les 3 jours, avec une moyenne de 200 personnes par débat ».
Des débats qui se sont focalisés sur des thèmes aussi divers que l’apartheid urbain, l’éducation, la justice, le chômage, l’engament politique et social, l’immigration… Avec pour objectif d’évoquer les « souffrances silencieuses de millions d’hommes et de femmes qui subissent au quotidien des violences sociales bien plus dévastatrices qu’une voiture qui brûle ». Mais aussi d’exprimer le ras-le-bol vis-à-vis de gouvernements « qui passent avec leur lot de sigles et de recettes miracles, “politiques de la ville, rénovation urbaine, cohésion sociale : DSQ, ZEP, ZUP, ZAC, ANRU”… ». Ou la mise en faillite des mouvements d’éducation populaire par les pouvoirs publics, la logique de « domestication de la contestation » par le mode de financement des associations locales, qui sont autorisées à organiser des « couscous-party » mais pas à « encourager les habitants des quartiers à se saisir du pouvoir et à décider eux-mêmes de leur avenir ».
Mutualisation et dialogue
C’est en avril 2006 que se tient la première réunion officielle pour préparer ce Forum. « Mais l’idée était là avant, même avant les émeutes de 2005 », témoigne Simon, militant du MIB, Mouvement de l’immigration et des banlieues. « Chaque organisation avait déjà exploré les problèmes, on sentait le besoin de mutualiser pour partager nos analyses ». Cette organisation, créée en 1995, inscrit son action dans le sillage des luttes pour la reconnaissance des droits des immigrés. DiverCité pour sa part rassemble des associations de jeunes de la banlieue lyonnaise militant pour la « redéfinition des rapports “jeune-police-justice” et l’expression politique des quartiers populaires ».
« Ce qui est positif, c’est que des réseaux se sont croisés, des gens qui cohabitent dans les mêmes espaces mais qui n’ont jamais l’occasion de se parler », continue Simon. « Notre objectif, c’est de montrer qu’on peut parler de politique dans les quartiers, qu’on a une lecture particulière du monde. C’est de se mettre en action, sans vouloir aboutir à une grosse plate-forme revendicative, mais simplement apprendre des trucs les uns sur les autres, apprendre à se faire confiance. Déjà avec ceux du quartier d’à côté, et puis ensuite plus loin. Les autres villes, c’est un peu le bout du monde pour nous. »
Stéphania est venue en voisine, de la Porte de Clignancourt. Pour elle, ce qui se passe ici est la preuve concrète qu’un mouvement social est en train de se créer. « Quand, après les événements dans les banlieues françaises en 2005, je suis rentrée en Italie, d’où je suis originaire, tout le monde me posait des questions sur le mouvement social à l’œuvre dans ces banlieues. Les images véhiculées par les médias donnaient l’impression qu’il y avait un mouvement, une organisation collective derrière tout ça. Quand je suis revenue en France, j’ai cherché ce mouvement, en vain. Aujourd’hui, il me semble qu’il existe enfin un projet, un cadre commun, avec des collectifs qui fonctionnent de façon autonome ».
Passé, présent, futur
Un « point de départ » : c‘est comme ça que Médina considère ce Forum. Bénévole dans une association de quartier de La Courneuve, elle n’aime pas trop qu’on la qualifie d‘« organisateur ». Pourtant, difficile de désigner autrement celle qui, selon ses propres mots, était là « au début, au milieu et à la fin » de cette dynamique. Même si elle regrette la trop faible participation d’habitants de Seine-Saint-Denis, les objectifs de cet événement ont, pour elle, été pleinement atteints : « on a vécu trois journées d’échanges avec des militants d’autres villes. Rien n’est joué, mais le but est de projeter des actions communes d’ici deux ans. Ca ne fait que commencer… ».
Un début, donc, mais « reboustant pour tout le monde » : « c’est un échange de forces, de flux énergétiques ! Les anciens militants, ceux qui ont 30 ou 40 d’expérience et qui se sentent parfois un peu usés, fatigués, ça les motive de voir qu’il y a de la relève, ça leur permet de sortir la tête de l‘eau et de leurs habitudes militantes. Et puis pour les petits nouveaux comme moi, c’est très riche car on s’appuie sur leur expérience. Ça nous donne des racines, c’est comme si on gagnait d’un coup 20 ou 30 ans d’expérience. Ça nous permet de ne pas partir de rien ».
Pourtant, rien d’évident dans cette démarche. D’abord parce qu’il a fallu l’organiser avec très peu de moyens financiers, et peu de soutien institutionnel. Ensuite, parce que mettre autour de la table toute la diversité des soixante organisations qui ont rejoint les initiateurs de la démarche représentait un sacré défi. Comme le résume le journal édité pendant le Forum, « les mouvements des quartiers et de l’immigration sont aujourd’hui divisés, atomisés, éparpillés, tiraillés par des oppositions parfois réelles, parfois fondées. Mais globalement, c’est la concurrence des chapelles, des boutiques ». D’où cet appel à l’échange et au dépassement des identités propres : « ces divergences de tactique, de stratégies, d’analyses, mettons les en débat, publiquement, au sein du forum ou ailleurs (…) donnons-nous les moyens de mener ces batailles ensemble ».
Pari réussi ? Véronique, directrice d’école à Bondy (93), militante de Sud Éducation et de la LCR (Ligue communiste révolutionnaire), se dit satisfaite, « pas tant sur le contenu ou le nombre de participants, ça, on en ferra l’évaluation plus tard, mais sur le fait que forum ait eu lieu. Ça veut dire que chacun a réussi à mettre de côté ce qui pouvait être sujet de divergence. Le succès, c’est déjà qu’on ne se soit pas étripés ».
Les organisateurs, eux, semblent contente d’avoir mené ce projet à terme. Et si le consensus n’est pas encore évident, tous semblent s’accorder sur la nécessité de donner suite à cet événement. Pour Simon, les perspectives sont « à la fois super simples et super compliquées. Compliquées, parce qu’il va falloir dépasser les querelles d’ego, d’organisation, d’analyses. Simples parce qu’on a senti une homogénéité des situations, les problèmes sont les mêmes un peu partout. Il va juste falloir se décider sur des modalités d’action communes ». Véronique, quant à elle, y voit même la possibilité d’une « ré-irruption des quartiers populaires dans le champ politique, dans leur globalité », et pas seulement sous l’angle « immigration » ou insécurité. Elle a senti lors de ces trois jours « la prise de conscience d’avoir un destin commun ».
Bref, s’il est sans doute encore un peu tôt pour sentir le « mouvement irréversible » évoqué en conclusion du Forum, il apparaît évident cependant que personne n’a envie de s’arrêter là.
Du vécu à l’action
Après la réunion plénière de clôture, le débat continue sur l‘esplanade. Certains veulent parler des suites à donner. Quelqu’un tente, sans succès, d’animer et d’organiser les échanges. Mais le besoin de s’exprimer l’emporte, la discussion est incontrôlable, et revient souvent sur la question de l’éducation. Certains disent les espoirs déçus, l’envie de « foutre l’école en l’air », les incohérences de la carte scolaire, l’hypocrisie de l’égalité des chances. Et la dictature de l’orthographe et de la grammaire, du « bien-parler », de cette « obligation de rentrer dans une norme pour être autorisé à avoir une parole légitime dans l’espace public ».
Selon un des participants, la teneur du débat résume le ton de ces trois jours : « dans tous les ateliers, chacun venait avec son témoignage. L’analyse apportée s’appuyait sur des récits de vie, sur des vécus. C’est essentiel pour que notre discours ne soit pas désincarné. Mais la question, maintenant, c’est de savoir comment on peut dépasser ces vécus, pour construire une parole politique ». Comme le souligne un des organisateurs : « Certains sont des écorchés vifs, ils sont englués dans le désespoir. Mais il faut pouvoir passer des révoltes individuelles à la réflexion sur l’intérêt général. Sans capacité de décentration de soi, il ne pourra pas y avoir de réflexion politique ».
Les stands sont vides. Les camions pleins de matériel s’éloignent. Mais au centre de l‘esplanade, sur les berges du canal, quelques dizaines d’irréductibles continuent la discussion. Un échange passionné, pas très structuré, sans but apparent. Juste le besoin d’exprimer des coups de gueule, des souffrances, des ras-le-bol, un sentiment d’impuissance politique et une volonté d’agir pour que ça change.