Le dialogue d’une rive à l’autre est toujours politiquement sensible dès que la souveraineté nationale d’un pays peut sembler impliquée.

Nicolas Sarkozy n’a pas manqué de le souligner pour tenter d’expliquer, après coup, la réserve de la France. Mais l’ouverture au monde de la Tunisie figure au centre de la revendication démocratique qui a succédé au renversement du gouvernement Ben Ali. Avant l’Europe et notamment avant la France trop longtemps restée muette, les Etats-Unis de Barak Obama ont anticipé l’insurrection populaire, tendant une main comme l’ex-président Bush n’aurait su le faire. L’Europe doit aussi prendre en considération les évènements nouveaux. Au sommet de l’OUA, le 30 janvier, Nicolas Sarkozy s’est placé «avec amitié et respect aux côtés des Tunisiens et des Egyptiens», rappelant que «la démocratie, le respect des droits de l’Homme, sont des aspirations profondes de chacun de nos peuples.»

Un dialogue obligé

Les pays du sud ont conquis leurs indépendances depuis maintenant un demi-siècle, voire plus. Et celles-ci ont débouché sur des coopérations et des échanges qui, dans une approche pragmatique, gagneraient à être développés pour les pays des deux rives. L’économiste Olivier Pastré souligne par exemple que, à terme, le déficit démographique de l’Europe portera sur quelque 30 millions de personnes alors que, au Maghreb, l’émigration devrait concerner un nombre équivalent d’individus. On voit bien quelle forme pourrait prendre un intérêt commun bien compris, renforcé par la dimension culturelle des échanges qui n’ont jamais cessé dans l’histoire des relations d’une rive à l’autre.

C’est dans cet esprit que Nicolas Sarkozy, conseillé par Henri Gaino, avait lancé en 2008 son initiative d’Union pour la Méditerranée (UPM). Le projet fut combattu tant par l’Allemagne qui y voyait une tentative de la France pour élargir son influence au sud au détriment de l’Union européenne, et la Libye qui considérait ce projet comme une humiliation pour les pays arabes face à Israël au nombre des pays concernés. Finalement, le projet d’UPM fut élargi aux 27 membres de l’Union européenne et à 16 autres pays ayant une frontière sur la Méditerranée. A 43 participants et si on ajoute aussi bien des tensions nord-sud que des conflits sud-sud, la probabilité était grande que le projet fût enterré. Dans les faits, il l’est si l’on en juge par l’impossibilité d’organiser un deuxième sommet, par trois fois repoussé. La démission de son secrétaire général Ahmad Massa’deh souligne l’impossibilité de faire avancer le processus. Le blocage dû au conflit israëlo-arabe serait à l’origine de ce départ. En réalité, on ne peut s’empêcher de constater que, intervenant dans le sillage de la révolution de jasmin, la décision du diplomate a forcément un lien avec les évènements de Tunisie et d’autres sur le pourtour de la Méditerranée, et l’attitude de la France à leur égard. S’agissant d’un diplomate et pour que sa décision ne soit pas mal interprétée, l’ex-secrétaire général n’aurait choisi ce moment historique au Maghreb pour démissionner si sa décision avait une autre origine.

Le défi de la modernité est relevé

L’Observatoire des pays arabes avait anticipé ce blocage. L’UPM voulait-elle relever le défi du partage de la modernité et du développement ? Les régimes en place côté sud ne se situaient pas dans cette perspective. « La principale préoccupation de ces dirigeants (en Syrie, Lybie, Tunisie, Algérie : ndlr) n’est pas d’intégrer un club de démocraties méditerranéennes, mais de sanctuariser leurs régimes et de maintenir leurs clans au pouvoir. Tout projet de modernisation menace leur souveraineté, leur pérennité politique », écrivait Antoine Basbous, directeur de l’Observatoire, dans une tribune au Figaro en avril 2008, deux mois avant que l’UPM ne fut officiellement créée.

De facto, la gouvernance dans les pays du Maghreb n’a débouché sur aucune ouverture nouvelle des régimes en place. Et sans avancée démocratique qui aurait modernisé les échanges et fluidifier les relations entre les populations du nord et du sud de la Méditerranée, les projets de coopération interrégionale sont restés bloqués.

Sur la situation au Maghreb, Antoine Basbous concluait : « Le statu quo ne profite qu’à la mouvance islamiste, adossée aux mosquées, dont les régimes ne peuvent empêcher la fréquentation. La Mosquée devient l’alternative au Palais. La fermeture du champ politique met en rivalité deux systèmes totalitaires et écarte toute hypothèse démocratique. Il n’y aura pas d’alternance par les urnes. Elle se fera un jour dans la rue, au profit des islamistes. » Très intéressante conclusion, formulée il y a près de trois ans : effectivement, en Tunisie, l’alternance est venue de la rue… mais sans les islamistes. « Nous sommes en Tunisie face à une intifada laïque, sans islamistes et sans djihadistes », commente-t-il aujourd’hui. Ali Bouabid, délégué général de l’Institut de prospective économique du monde méditerranéen (Ipemed) le confirme : « Tout le monde s’est trompé. Les Tunisiens ont démontré que leur révolution n’est pas réactionnaire, mais moderne et autonome. On pensait le contraire ».

En faisant tomber le régime totalitaire de l’ex-président Ben Ali, les Tunisiens peuvent libérer des énergies sur le Maghreb de nature à inquiéter d’autres régimes de la région. Pourtant, remarque Rachid Meddeb, président du même institut, « on n’assiste pas à un phénomène de contagion car il n’existe pas d’homogénéité. Toutefois, après ce qui s’est passé en Tunisie, rien ne sera plus pareil au Maghreb ». Les dirigeants du sud de la Méditerranée, du Maroc à l’Egypte, n’ont pas pu ignorer l’insurrection tunisienne, et l’avertissement pour eux-mêmes. On a même entendu le président Kadhafi, « désolé » de la tournure des évènements, tenter de faire la leçon en soulignant que des élections étaient prévues pour 2014, et qu’il n’y avait qu’à… attendre. Comme s’il existait une solidarité des régimes autoritaires, et voulant occulter que, par son épouse interposée, Ben Ali ne ferait probablement que se succéder à lui-même. Les Tunisiens n’ont pas attendu.

Les cinq détonateurs d’une « intifada laïque »

Cinq facteurs ont, selon Antoine Basbous, déclenché l’étincelle tunisienne. D’abord, « la légitimité très dégradée » du régime Ben Ali. Ensuite, « le degré de corruption arrogante » du régime jusqu’à l’insoutenable. Puis, « l’étouffement des libertés individuelles » jusqu’au degré ultime de l’explosion. Autre facteur, « l’état de pauvreté du pays » semble ne pas devoir s’appliquer à la Tunisie. Mais l’écart de richesse avec les membres les plus corrompus du régime a joué comme un sentiment de pauvreté. A lui seul, le clan Ben Ali aurait prélevé chaque année l’équivalent de 1% du PIB, estime Rachid Meddeb. Lorsque la croissance atteignait 5% par an, les Tunisiens ne le ressentaient pas trop. Mais avec le ralentissement, ce prélèvement qui absorbait la faible croissance économique était devenu insupportable.

Enfin, « les révélations de Wikileaks » sur l’image dégradée du régime Ben Ali au niveau international, ont fourni la mèche à l’explosion. Dès novembre, les Tunisiens ont découvert qu’ils n’étaient pas les seuls à dénoncer la corruption au profit de la famille de l’épouse du président, le clan Trabelsi. Ils ont aussi été confortés dans l’idée que les élections ne seraient ni libres ni régulières, puisque la diplomatie américaine avait la même conviction.
Même si l’intifada tunisienne est essentiellement laïque, on ne peut exclure une tentative de récupération d’extrémistes religieux. Mais rien n’empêche de penser que les démocrates puissent l’emporter. Ni que la même aspiration traverse les frontières soit pour détrôner les régimes en place lorsqu’ils sont trop rigides, soit pour les contraindre à une profonde remise en question. « On est à la fin d’un cycle politique. Le Maroc et les autres pays ont besoin d’une nouvelle gouvernance politique », insiste Ali Bouabid. C’est à l’échelle d’une génération que l’on pourra voir si l’aspiration démocratique s’est enracinée. Et si, en même temps, le dialogue nord-sud autour de la Méditerranée aura dépassé le niveau des seules relations bilatérales économiques, pour se construire sur des bases plus politiques.

* Article paru sur Slateafrique.com et publié dans Place Publique avec l’autorisation de l’auteur

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