Taxe carbone : « Il faut frapper fort », estime Michel Rocard
Dans une interview, publiée par la revue Dirigeant, magazine du Centre des Jeunes Dirigeants d’entreprise (numéro 87, septembre 2009), et recueillie courant juillet, l’ancien Premier Ministre explique les enjeux de cette nouvelle réforme de société.
Partisan du parler vrai, Michel Rocard prône une taxation forte mais souhaite des mesures de compensation pour les particuliers à revenus modestes qui doivent se déplacer (ruraux et banlieusards) et les entreprises.
Voici les principaux extraits de l’entretien avec Michel Rocard, président de la Conférence de consensus des experts (économistes et syndicalistes) qui a présenté ses recommandations en juillet.
Entretien réalisé courant juillet 2009
Dirigeant : Nicolas Sarkozy souhaite « aller le plus loin possible » sur la taxe carbone. Comment traduire cette volonté politique ?
Michel Rocard : Évidemment, tout le monde doit y contribuer. Le gouvernement s’est fixé comme objectif de diviser par quatre les émissions de CO2 d’ici à 2050. Il faut donc frapper fort. Si cela ne fait pas mal, cela ne sert à rien. On part sur l’hypothèse d’une taxe initiale de 32 euros la tonne de CO2 émise avec une progression jusqu’à 100 euros. Mais comme le CO2 ne constitue que 70 % du total des émissions de gaz à effet de serre, l’équité exigerait la préparation d’un autre dispositif pour le méthane et quelques autres gaz.
D. : Comment marier équité et efficacité dans le prélèvement de la Contribution climat-énergie ?
M. R. : Au point de vue de l’équité et de l’efficience, il aurait été vraisemblable de taxer tout produit acheté en tenant compte de ce qu’il a incorporé comme processus d’émission de gaz à effet de serre, lors de sa composition. Mais ce système s’avère impossible à mettre en œuvre. Il est donc prévu de taxer très en amont, l’industrie, l’habitat, les transports. En seront exemptés en revanche, les producteurs d’énergie – et en 2010 les fabricants de matériaux gros consommateurs d’énergie (acier, aluminium, ciment, plastique) – qui sont soumis au système européen des quotas. Il est exclu de pratiquer « la double peine » !
D. : Vous avez été très critique sur ce système du marché des quotas ?
M. R. : Effectivement, même si compte tenu des blocages au sein des instances européennes, cette décision constitue une avancée. Mais quand même. Pour faire « avaler » le système aux entreprises, il a été décidé de procéder à des distributions de quotas gratuits. De plus, le marché des quotas est lié au marché du pétrole, en pleine baisse depuis un an. Deux facteurs qui à l’évidence ne sont guère dissuasifs en termes de consommation d’énergie. Enfin, ce marché des quotas a été ouvert sous la forme d’un marché à terme. Toujours cette frénésie de vouloir mettre des produits dérivés ! Le résultat : sur les quatre premiers mois de 2009, les échanges de quotas sur les marchés à terme atteignent 80 fois le volume de la disparition des gaz à effet de serre espérés de ce fait ! Tout le monde spécule. C’est une dérive malsaine et dangereuse. On a pris l’habitude d’une culture financière, d’une finance qui veut se rendre indispensable et se croit indispensable à tout. J’en suis sûr, cela pénalise les entreprises sur le long terme. Le Medef et le CJD devraient réfléchir aux moyens de se débarrasser de la dominante de la pensée financière dans l’économie.
D. : Le CJD y arrivera plus facilement que le Medef…
M. R. : Je sais cela, mais ce n’est pour autant que vous avez commencé cette réflexion (rires). Si la finance est autre chose que l’accompagnement nécessaire de la vie économique, on constate qu’elle prend rapidement le commandement du système.
D. : Comment assurer la lutte efficace contre l’effet de serre sans pénaliser les agents économiques ?
M. R. : Il ne faut pas que les entreprises soient mises en difficulté. D’où la nécessité de trouver des compensations pour les secteurs concernés. Certains pensent à réduire les cotisations sociales. On a même songé à la réduction de la taxe professionnelle (TP) annoncée par le chef de l’État, mais aucune connexion n’est possible. C’est donc moins probable. Quant aux ménages, Jean-Louis Borloo, le ministre de l’Écologie, a émis l’idée du « chèque vert » qui amortirait le choc de cette nouvelle taxe. Question : si on couvre pour tous les ménages tout le coût de la taxe, l’incidence du mécanisme sur leur choix de voitures sera nulle. Faut-il compenser la taxe carbone pour les ménages aisés qui changent de voiture tous les deux ans et achètent des gros modèles consommateurs d’énergie ? Il faut au contraire songer à ceux dont l’éloignement (ruraux et banlieusards) les oblige à se déplacer beaucoup.
D. : Ne pourrait-on envisager de réduire les cotisations sociales ?
M. R. : Cette solution peut s’imaginer pour les cotisations sociales employeurs. Mais la raison appelle à ne pas réduire les cotisations sociales salariales, un élément du salaire, certes différé, mais réel. Si on y touche, nous aurons tout le mouvement syndical vent debout contre…
D. : Pourquoi donner le bon exemple de la fiscalité verte en Europe au risque de pénaliser nos entreprises ?
M. R. : La France veut montrer l’exemple en frappant l’ensemble de l’économie. Pas par arrogance, mais par vertu. Cette valeur d’exemplarité devrait normalement entraîner les autres. L’Allemagne réfléchit à la mise en place d’un tel système et je vous rappelle que la Suède et le Danemark ont déjà un dispositif équivalent. Quant aux entreprises, l’Union Européenne va poser au sein de l’OMC le problème de la protection relative de ses industries affectées par les dispositifs anti effet de serre (régime des quotas et taxe carbone).
Propos recueillis par Éric Cantarel, Thomas Chaudron et Jean-Louis Lemarchand
CJD – Centre des Dirigeants d’Entreprise : sommaire du magazine de septembre 2009