Pierre Vermeren est Historien, spécialiste des sociétés maghrébines, maître de conférences en histoire du Maghreb contemporain à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne. Pierre Vermeren a enseigné au Maroc, vécu en Égypte et en Tunisie. Sa thèse de doctorat a porté sur la formation des élites par l’enseignement supérieur au Maroc et en Tunisie au XXe siècle.

Quelle est votre lecture de la révolution tunisienne ?

Une lecture très positive et admirative. On savait que la population tunisienne et ses élites étaient exaspérées et humiliées par l’autisme et la brutalité de l’ancien régime, mais de là à organiser une révolution presque pacifique (si les nervis de l’ancien régime n’avait pas renoncé à un ultime usage de la force), et à mettre en place une transition politique, il y avait une marge ! Je pensais honnêtement qu’il faudrait attendre la mort de Ben Ali, et j’avoue que les Tunisiens nous ont bluffés. Ayant vécu 6 (modestes) mois en Tunisie dans les années 1990, ayant travaillé sur ce pays, et en ayant fréquenté bien des Tunisiens, je savais que ce régime était insupportable, brutal, sans scrupule, etc. Mais la peur était partout présente.

Je me souviens, parmi bien d’autres exemples, d’un jeune énarque, dont l’école était une des citadelles du pouvoir, avec qui on s’était retrouvé en secret chez un ami français, qui m’avait longuement entretenu de l’enfer sécuritaire tunisien. Il fallait donc atteindre un point de non-retour dans l’humiliation pour trouver la force de s’insurger. C’est ce qui s’est passé à Kasserine (que je ne connais pas). Mais je sais que c’est une région pauvre et marginale, et c’est d’autant plus remarquable que ce sont souvent dans les capitales, à l’initiative des classes aisées et intellectuelles en rupture de ban, qu’éclatent les révolutions. L’apport du peuple est toujours nécessaire dans une révolution, mais là c’est parti de cette fraction marginalisée (mais instruite) de la population, ce qui est encore plus remarquable.

Je voudrais ajouter que l’immense joie mêlée de fierté des Tunisiens, aux premiers jours de la révolution, a été une très grande source de bonheur et une espérance pour l’humanité. Il n’en reste pas moins que le lyrisme et la joie de la liberté retrouvée laissent maintenant place à des défis très lourds et très complexes, je pense notamment à la question économique. Car les milliards de Ben Ali n’auront qu’un temps, et c’est toute une économie qu’il faut reconstruire et développer, ce qui, par les temps qui courent, n’est pas chose aisée.

Comment expliquer l’effet domino qu’elle a suscité ?

Il y a eu un verrou qui a sauté d’un coup dans le monde arabe, et je rappelle que les jeunes Algériens ont immédiatement emboîté le pas aux Tunisiens, même si leur élan a été brisé net. D’une part, tout le monde savait, au Maroc, en Algérie et en Egypte, que les Tunisiens vivaient sous le pire régime de la région. A l’exception de la Libye, dirigée par un tyran ubuesque appuyé sur une rente pétrolière gigantesque, la Tunisie était une exception. Sous Bourguiba, elle avait été en pointe de l’éducation, de la réforme, de la modernisation sociale et politique, et elle se retrouvait au dernier rang… uniquement par le fait d’un autoritarisme policier et du silence de l’Europe. Le fait que les Tunisiens, sans aucun soutien extérieur, ont fait chuter ce régime, a créé un immense espoir. C’était donc possible…

De plus, il y avait une similarité avec l’Algérie et l’Égypte (ou le Yémen), des régimes autoritaires dirigés par de vieux présidents en fin de mandat, appuyés sur un parti-État aux ordres, et sans aucune perspective successorale, sauf un membre de la famille… C’était tellement similaire, que la traînée de poudre a suivi son chemin. On a aussi parlé de Facebook, de la télévision satellitaire, de la prise de conscience qu’avec ces nouveaux médias, un pays ne peut plus (sauf en Libye) organiser un massacre pour faire taire son peuple. Tout cela a été libératoire.

Enfin, il faut mentionner le contexte international. Ces régimes autoritaires avaient survécu et s’étaient développés grâce à la situation internationale : dans les années 1970, grâce à la guerre de 67 et au conflit israélo-arabe ; dans les années 1980 grâce à la révolution islamique d’Iran et à la guerre libanaise, qui justifiaient aux yeux des Etats occidentaux, la paranoïa sécuritaire ; dans les années 1990 à cause de la guerre civile algérienne et de la terreur d’une révolution islamique dans ce pays. Enfin, dans les années 2000, les attentats de New York (2001) ont donné une décennie de sursis aux dictatures de tout poil pour faire régner le silence et la peur… En ce début d’une nouvelle décennie, en 2010, le monde était aux prises avec une crise mondiale particulièrement violente en Europe. La révolution islamique avait partout échoué en monde sunnite, et les dictateurs étaient de plus en plus en décalage avec leurs sociétés. Cette fenêtre d’opportunité a été merveilleusement ouverte par les Tunisiens.

Pourquoi la révolution tunisienne a-t-elle entraîné un élan arabe et non africain ?

L’identité arabe de cette révolution a été évidente. Comment expliquer que certains pays africains connaissant des situations à peu près similaires n’aient pas (ou peu) été secoués par cette vague de libération populaire et démocratique ?

Je rappelle que les événements ont démarré en quelque sorte en Afrique quand la Côte d’Ivoire a élu démocratiquement son nouveau président, même si Gbagbo s’est entêté, il est aujourd’hui illégitime. Puis c’est au tour de la Guinée, qui a vécu des décennies de dictatures, d’avoir élu à l’automne 2010 un président nouveau sur une base démocratique. Je crois que cela a marqué les Tunisiens et les Arabes en général, qui ont pensé que ce qui était possible en Afrique était possible chez eux. Il y a d’ailleurs plusieurs pays africains qui sont déjà assez démocratiques, comme le Mali, ce qui n’était pas le cas dans le monde arabe.

Il y a donc une sorte de rattrapage et de normalisation entre le monde arabe et le Maghreb et toutes les autres régions de la planète. Après ça, il y a beaucoup de pays qui sont encore très instables ou mal gouvernés en Afrique, et ce qui se passe en Tunisie et en Egypte est très important pour eux. Il va y avoir cette année plus de 20 élections en Afrique, et c’est maintenant qu’on va peut-être assister à l’extension de cette vague de démocratisation.

Le départ de Kadhafi est aussi très important, car il a entretenu des dictatures, des rébellions et des guerres civiles en Afrique depuis des décennies grâce à son pétrole. Les Africains sont furieux de l’intervention en cours contre son régime, pourtant il a fait énormément de mal au continent, et cela continue avec l’utilisation désastreuse de ses mercenaires africains contre son peuple arabo-berbère.

Quels sont les enjeux de l’après-Ben Ali ?

Ils sont considérables. Il s’agit d’abord de remettre à plat l’économie et l’appareil statistique pour y voir plus clair. Car il est très urgent que l’économie tunisienne renoue avec une croissance, si possible forte, pour stabiliser la situation sociale. Or, pour l’instant, les pertes économiques sont considérables, et cela s’aggrave avec le renvoi des travailleurs de Libye. Or quand les gens ont faim, la situation devient incontrôlable. J’espère que l’Union européenne en a pris conscience…, car elle devrait débloquer ou prêter (via ses institutions financières) des milliards, et non des millions d’Euros.

Le deuxième défi est politique, il faut (enfin!) asseoir la première démocratie du monde arabe et du Maghreb. Ce ne sera pas plus simple en Tunisie qu’ailleurs, mais tous les ingrédients sont réunis pour que cela se déroule bien : l’envie, une classe moyenne éduquée qui veut la stabilité, l’absence de menace putschiste de la part d’une armée restée à l’écart du politique, des intellectuels et une jeunesse cultivés et avides de normalité, mais aussi un peuple qui aspire réellement à la liberté après deux décennies de mutisme imposé. Il faut compter sur les campagnes électorales à venir pour que se dégage une classe politique nouvelle.

Le troisième enjeu tient à la liquidation du passif de l’ancien régime. Il faut à la fois entrer dans un processus de justice transitionnelle pour punir les principaux responsables de la répression passée, et sécuriser tous les autres, afin qu’ils ne redoutent pas la démocratisation à venir. Il faut aussi accepter de maintenir les administrations et les fonctionnaires en place (car le contre-exemple irakien a montré le danger de vouloir tout changer), mais en même temps restaurer leur crédibilité et leur autorité. C’est pour cela que la police doit à la fois être épurée, les principaux chefs jugés, et l’autorité de cette force pleinement restaurée : car la sûreté est aussi importante que la stabilité économique pour que le nouveau régime ait la confiance du peuple.

Il faut en outre intégrer les islamistes à la sphère politique et à la démocratie, même si cela fait grincer des dents, car on ne peut pas faire croire qu’ils ont subitement disparu. Il faut leur montrer que la dignité de leurs familles et leur pratique religieuse seront respectées, qu’ils pourront s’intégrer au jeu politique, autrement dit qu’ils sont dédiabolisés s’ils respectent l’Etat de droit en gestation. Pour cela, il faut faire comprendre aux élites modernistes et aux féministes, qui peuvent les redouter, que la démocratie est la somme de tous les acteurs, et aux islamistes que la constitution à venir, la loi et l’Etat de droit sont plus forts que leur idéal de pureté religieuse supposée. Tout cela n’est pas si simple qu’il y paraît, mais nécessaire.

Parmi les nombreux autres enjeux, il faut aussi mentionner la normalisation des liens avec les deux grands voisins pétroliers, dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils sont actuellement tourneboulés…

Que souhaiter au peuple tunisien pour la suite ?

A titre personnel, je ne peux que lui souhaiter de réussir la construction de son nouveau modèle politique, social et économique. L’enjeu est considérable pour le Maghreb, le monde arabe et musulman, mais aussi pour l’Europe. Il ne faut pas se laisser bercer d’illusions sur ceux qui proposent une intégration de la Tunisie dans l’Union Européenne qui est très mal en point et ne parvient pas à gérer son extension à 27. La crise économique a beaucoup fragilisé l’Europe et l’Euro est en situation de grande fragilité avec des Etats beaucoup trop endettés.

En revanche, il faut construire un partenariat nouveau et équilibré entre l’Europe et les pays libres et démocratiques de la rive sud de la Méditerranée. Tout le monde doit y gagner, car l’Europe a besoin de croissance, et la Tunisie et ses voisins ont besoin de la technologie et du savoir-faire européen expérimenté en Europe de l’Est il y a 20 ans. Enfin, il faut espérer que la Tunisie va garder son rôle de leader dans le monde arabe en construisant un régime exemplaire, au moins pour les pays du Maghreb.

*Publié avec l’autorisation d’Action Tunisienne qui organise avec Initiative Citoyens en Europe et le soutien de Place publique un grand Débat sur le thème « Tunisie-Europe: la transition démocratique » (voir article) qui se tiendra les 26 et 27 novembre 2011 au grand auditorium de la Bibliothèque Nationale François Mitterrand

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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