25 suicides chez France Télécom, 6 au sein du Groupe PSA, 5 au Technocentre de Renault. Sans compter tous ceux partis dans le silence ou l’indifférence. 300 à 400 salariés se suicideraient en France chaque année.

Le phénomène n’est pas récent. La nouveauté réside dans le fait que nombre de ces suicides sont commis dans l’enceinte même de l’entreprise et qu’ils font aujourd’hui irruption sur la scène médiatique. Cet acte définitif témoigne d’une mutation très importante dans le monde du travail qui remet en cause la vision qu’on peut avoir du management

Comment expliquer ce phénomène ?

Plusieurs constats frappent l’observateur. D’abord, la plainte exprimée n’est plus physique, collective et solidaire (les cadences infernales, par exemple), elle est psychosociale, radicale et solitaire. Ensuite, ceux qui passent à l’acte sont bien souvent les plus engagés dans leur tache, les plus consciencieux, les plus motivés. Ils accordent un fort attachement à la valeur travail. Les raisons du saut dans le vide ne sont donc pas à chercher du côté de la dureté du travail mais dans le surcroit d’engagement des salariés envers une profession qu’ils ont choisie et qu’ils aiment mais qu’ils ne peuvent plus exercer correctement. Soit parce qu’on leur demande de changer de fonction, soit parce qu’on veut les délocaliser, soit encore qu’on leur propose un objectif impossible à tenir ou bien encore qu’on leur enjoint d’utiliser une méthode qu’ils réprouvent.

Quand le management leur dit brutalement : « It’s time To Move », sans préparation aucune, il n’y a plus de socle sur lequel s’appuyer. Tout s’écroule. Le sentiment de finitude qui les envahit est celui d‘une culture d’entreprise qu’ils voient disparaître, d’une valeur travail qui change de nature, dans laquelle, le salarié a investi une bonne partie de son identité. Il éprouve alors la plus grande difficulté à faire le deuil de ce domaine pour passer à autre chose. « Au bout du compte, la surmotivation va à l’encontre de l’adaptabilité », explique Eric Albert, psychiatre et fondateur de l’IFAS (Institut français de l’anxiété et du stress, auteur de « Comment devenir un bon stressé». Ed. Odile Jacob). L’impératif de motivation et l’impératif de mobilité s’entrechoquent. « Plus le salarié est motivé, moins il a de distance entre ce qu’il est et ce qu’il fait, poursuit le psychiatre. Le relationnel avec quelqu’un de motivé est plus compliqué. Il s’implique affectivement et toute critique est prise comme une mise en cause radicale de sa personne. Le salarié vit alors sur l’illusion de la reconnaissance de son sacrifice ou sur l’obtention d’un respect ou d’une sécurité. Or une entreprise récompense rarement. Il s’aperçoit donc que son surinvestissement affectif dans l’entreprise était en fait un sacrifice démesuré par rapport à son capital énergétique, très vite usé ».

D’où le ressentiment et l’amertume, la déception et le stress, lorsque la reconnaissance de l’effort fourni n’est pas au rendez-vous. D’où le recours à l’acte ultime quand cette solitude se manifeste dans un contexte de mutation technologique où se bousculent l’inquiétude de perdre son emploi, la crainte d’être délocalisé, et l’inquiétude de voir une culture d’entreprise remplacé par une autre, par exemple, qu’à la vocation de service publique se substitue l’obligation de performance commerciale.

L’individu devient alors un individu « par défaut », comme le dit Robert Castel. « Il manque de tout, manque de reconnaissance, de sécurité, de lien social. Il a décroché des cadres habituels. Il a perdu ses repères, ses liens professionnels ou sociaux ». Et tout cela dans un contexte ou la société vante l’individu « par excès », celui qui s’inscrit dans l’individualisme du marché à la poursuite de son propre intérêt, en quête de réussite. Il est dans le trop. Il est submergé, désynchronisé, malade du conflit entre deux temps, les biorythmes et la temporalité informatique. Robert Castel parle de névrose du plein et du vide (« Les métamorphoses de la question sociale ». Fayard).

Comment éviter de tels drames ?

« Les traumatismes dont il est question dans le drame de France Telecom relèvent de la mise en cause chez les personnes de tout ce qui a construit leur univers symbolique, explique Alain Simon, co-fondateur du cabinet ACG, auteur avec Marc Lebailly de « Pour une anthropologie de l’entreprise ». Ed. Village Mondial. Autrement dit on les oblige à perdre tous leurs repères d’appartenance sans leur proposer un nouveau système symbolique de référence ». Selon Alain Simon, pour saisir la profondeur de cette rupture, il convient de mettre en évidence le jeu permanent et complémentaire qui existe dans l’entreprise entre un mode de pensée rationnel et technicien qui relève du réel et un mode de pensée qui renvoie au symbolique. Claude Levi-Strauss parle de « pensée sauvage ». « Elle permet à chacun indépendamment de sa conformation psychologique et de ses ambitions personnelles, de trouver sa bonne place, sa cohésion et sa légitimité dans le collectif social ». Cette pensée continue à être prégnante et productrice de repères culturels, de structures inconscientes d’organisations sociales sans lesquels il est impossible d’appartenir.

« L’incapacité à comprendre de tels phénomènes vient d’abord d’un défaut ou d’un excès de formatage des élites au sein de l’entreprise » poursuit Alain Simon. Les modèles anglo-saxons auxquels elles se réfèrent induisent des modes de pensées et des actions managériales répétitifs et tous comparables, comme le ITT (It s time To Move). Ces modèles sont peu adaptés aux situations dans lesquels la culture d’entreprise est forte. Quand rien ne va plus, on appelle alors en renfort des théories psychologiques peu opérantes dans de tels contextes sociaux ou bien on évacue le problème en s’en remettant aux recettes médicalisées laissant accroire l’idée que les gens qui se suicident ont au préalable une fragilité personnelle. « Il faut tenter d’endiguer la catastrophe en reprenant tout à la base à condition toutefois que la hiérarchie soit exemplaire dans sa volonté de participer à la transformation culturelle qui s’impose », soutient Alain Simon. « Au-delà du management, l’anthropologie de l’entreprise nous aide à trouver ce chemin, en s’appuyant sur ce qui fait l’identité des salariés, l’évolution de leur métier, leur système d’appartenance . Telle est la dimension réelle de l’enjeu »

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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