Dans un premier article, nous nous sommes demandé comment définir la neutralité du Net, et pourquoi il est nécessaire de la protéger. Allons plus loin. En raison de la complexité de l’écosystème de l’Internet, certains gros acteurs pourraient passer outre ces principes fondamentaux sans déroger à la définition de neutralité. C’est ce que nous allons voir maintenant.
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Le modèle sur lequel se basent les définitions de la neutralité est une chaîne fournisseurs de contenu-opérateur-utilisateur : les utilisateurs veulent accéder à un fournisseur de contenu, et l’opérateur est l’intermédiaire permettant de délivrer ce contenu ; il s’agit donc bien ici de contrôler le fonctionnement équitable de cet intermédiaire (condition essentielle : définir la notion d’équité).
Cependant, l’écosystème de l’Internet est devenu bien plus complexe. Il y a par exemple différents types de fournisseurs de réseaux (fournisseurs d’accès ou de cœur de réseau), même si tous peuvent être appelés opérateurs au sens de la neutralité. Mais existent aussi des acteurs majeurs ayant un rôle complexe et qui « passe au travers » de la notion de gestion de trafic dans un réseau. À titre d’illustration, nous mentionnerons ici deux de ces acteurs : les moteurs de recherche et les réseaux de distribution de contenu (en anglais, Content Delivery Networks ou CDNs).
Les moteurs de recherche tout d’abord. Ils sont des opérateurs de service produisant une liste ordonnée de liens en réponse à un mot-clé. Cette liste, dite organique, est supposée être classée en fonction de la pertinence des liens (vers des contenus) par rapport à ce mot-clé. Afin de gagner de l’argent, les moteurs de recherche affichent également des liens sponsorisés et affichés comme tels en haut et/ou à droite de la page de résultats. C’est ainsi que Google, qui est en situation de quasi-monopole en France (avec 90 % des recherches) fait des bénéfices, en recevant une rémunération à chaque fois qu’un lien sponsorisé est cliqué par les utilisateurs.
Favoritisme des moteurs de recherche
Cependant, un certain favoritisme a été mis en évidence dans la liste même des liens organiques. Ainsi Google favoriserait par exemple le contenu de YouTube (qu’il détient) par rapport à des contenus concurrents. Notons que des biais similaires sont observés pour d’autres moteurs de recherche. Rien n’empêche également de mettre en avant des liens vers des fournisseurs qui sont des clients importants du moteur de recherche, par rapport à d’autres. Ceci est clairement une attitude non neutre, qui donne des privilèges à certains fournisseurs de contenu et peut empêcher le développement de nouveaux acteurs, car ils seront plus difficilement atteints par les utilisateurs. La définition de la neutralité adoptée par la Commission européenne par exemple n’empêche pas ces pratiques (difficiles par ailleurs à détecter, car la notion de pertinence, assez subjective, dépend de nombreux critères). En effet, le texte européen parle de la gestion du trafic des paquets Internet par les opérateurs, pas de la visibilité des fournisseurs de contenu.
Un autre type d’acteur est devenu majeur : les Content Delivery Networks (CDNS). Ces opérateurs de service placent des serveurs en de nombreux points du réseau Internet pour mettre du contenu ou des données à disposition des utilisateurs.
Ces services ont plusieurs avantages : pour les fournisseurs de contenus, ils permettent d’externaliser la gestion du stockage des données et de leur accès, et de placer ces données plus près des utilisateurs en stockant sur les serveurs proches les données les plus recherchées ; pour les utilisateurs, ils permettent une meilleure qualité de service, les données « importantes » (fréquemment consultées) étant chargées plus rapidement, car moins distantes ; enfin pour les opérateurs, les CDNs permettent de limiter la congestion (le trafic) dans le cœur de réseau puisque les données sont répliquées (on dit aussi cachées) stratégiquement et évitent la multiplication des requêtes à travers tout le réseau. C’est ainsi que Akamai, la société leader sur le marché, possède plus de 200 000 serveurs répartis sur 110 pays et a réalisé un chiffre d’affaires de près de deux milliards de dollars en 2014.
Or, la neutralité telle qu’elle est définie aujourd’hui ne prend pas en compte ce type d’acteur : en payant plus un CDN, un fournisseur de contenu peut demander une meilleure qualité de service avec davantage de contenu caché sur les serveurs proches des utilisateurs ; des fournisseurs puissants peuvent ainsi s’assurer d’une position dominante face à des acteurs ayant moins de moyens. Pour autant, les paquets passant à travers le réseau ne sont pas soumis à discrimination. Cette dernière s’opère en revanche au niveau du stockage proche des utilisateurs pour un meilleur service (et une qualité perçue équivalente à un meilleur traitement dans le réseau).
Le problème que pose un tel traitement différencié est encore plus marqué quand ce sont les opérateurs eux-mêmes qui exercent le rôle de CDN : c’est une tendance que l’on observe de plus en plus. Rien ne les empêche alors de favoriser (« cacher ») le contenu de leur choix sans aller à l’encontre de la définition de neutralité.
Quand Google note les opérateurs
La discrimination peut également être initiée par les fournisseurs de contenu. Google, par exemple, donne une note aux différents opérateurs selon la qualité produite pour le rendu des vidéos YouTube. Les opérateurs peuvent donc être poussés à discriminer (via un stockage préférentiel) selon l’origine des données, au détriment des petits acteurs qui n’ont pas la possibilité d’imposer une telle pression.
Aujourd’hui, le problème de la neutralité des moteurs de recherche est également discuté à travers le monde, mais il est dissocié du débat sur la neutralité du Net. Celui des CDNs est quant à lui quasiment ignoré, ces acteurs étant soit absents des débats, soit à peine évoqués notamment par les régulateurs norvégien et français. Quoi qu’il en soit, la complexité de la chaîne de services permet de contourner la neutralité telle qu’elle a été définie : dans le cas des moteurs de recherche comme pour celui des CDNs, des considérations commerciales peuvent conduire les intermédiaires à induire des différences de traitement.
Enfin, le droit d’agir en cas de congestion, une situation considérée comme « cas exceptionnel » pour lequel il serait autorisé de ne pas respecter la neutralité, est sujet à interprétation. À partir de quel moment autoriser à différencier les services ? Certains opérateurs pourraient le faire de manière précoce, ou par exemple ralentir ou interdire certains flux à certaines heures sous prétexte que le réseau est souvent plus chargé à ce moment.
Gestion intelligente des ressources
Il existe d’autres ambiguïtés concernant la gestion du réseau. Par exemple, le principe de neutralité interdit l’introduction d’architectures à différenciation de service comme DiffServ, dont le but est de gérer le trafic de manière à satisfaire au mieux les exigences de qualité de service selon les applications : la vidéoconférence, la téléphonie par exemple tolèrent peu de délais, mais peuvent supporter des pertes de paquets, alors que c’est l’inverse pour les e-mails ou le transfert de fichier. Or, en interdisant une gestion « intelligente » des ressources en fonction des besoins des utilisateurs, on se prive ainsi de certains outils qui pourraient leur être favorables. Autre question : comment définir un contenu illégal pouvant être bloqué ? Ceci est ouvert à interprétation et peut conduire à attenter aux libertés.
En conclusion, notre objectif n’était pas ici de débattre de la nécessité d’un Internet neutre, ceci étant une question d’opinion. Par contre, si l’on souhaite imposer la neutralité, nous estimons que la vision actuelle basée sur le « niveau paquets » est trop restrictive et peut être contournée via d’autres moyens. Il faudrait alors élargir le cadre pour définir complètement ce que devrait être un Internet neutre.
Bruno Tuffin, Directeur de recherche Inria, Inria and Patrick Maillé, Maître de conférences département Réseaux, Sécurité et Multimédia, Télécom Bretagne