Lire: « Soif de justice. Au secours des juridictions sociales »
Jean-Louis Lemarchand
Familier des ors de la République, ministre (Intérieur, Défense…) député (5 mandats), Premier président de la Cour des Comptes pour couronner 50 ans de services publics, Pierre Joxe s’est engagé, l’âge de la retraite venue, à revêtir la robe d’avocat. Non pas, comme de nombreux « collègues » pour faire travailler son carnet d’adresses dans le monde des affaires, mais pour se consacrer à des causes humaines, humbles, ordinaires.
Dans un précédent ouvrage (« Pas de quartier ? délinquance juvénile et justice des mineurs. Fayard 2012), le militant socialiste de la première heure (fils d’un grand dignitaire du gaullisme) avait porté le fer sur les conditions d’exercice de la justice vis-à-vis d’une population traitée sans ménagement, estimait-il, et déjà il dénonçait les dérives sécuritaires engagées sous le mandat de Nicolas Sarkozy.
Aujourd’hui, Pierre Joxe enfonce le clou et en appelle résolument, en termes vifs, à « désarkozyfier » sans tarder nos lois (les dispositions sur les « peines planchers » ou encore « la rétention de sûreté ») mais l’objet de son dernier ouvrage va plus loin qu’une diatribe. Il constitue une analyse d’une branche de la justice mal connue, les juridictions sociales « qui sont maltraitées parce qu’elles sont à la fois la justice des pauvres et les parents pauvres d’une justice judiciaire elle-même pauvre ».
Quinze mois durant, l’ancien ministre a mené son enquête au cœur de ces juridictions chargées de faire appliquer le droit social : les prud’hommes(200), les tribunaux des affaires de sécurité sociale (115), les tribunaux de contentieux de l’incapacité (21), les commissions départementales d’aide sociale (102), ou encore les tribunaux administratifs (42). Partout il a constaté « les carences et les difficultés courantes de fonctionnement de la plupart des juridictions sociales ». Les exemples ne manquent pas de ces lourdeurs et absurdités qui empêchent de rendre une justice humaine : cette mère de famille du Forez qui doit se rendre à Amiens devant la Cour nationale de l’incapacité pour y apprendre que son jeune garçon handicapé (qui l’accompagne à l’audience) n’a finalement pas droit à l’aide qu’elle demande , qu’elle a été mal orientée et qu’elle peut prétendre à d’autres aides !
Etonnant et vivant travail de terrain, à la manière d’un reporter (on admire les ruses et la persévérance pour être admis à certaines instances judiciaires normalement ouvertes au public) « Soif de justice » apporte un éclairage sans concession sur les juridictions sociales même si l’auteur salue à de nombreuses reprises le professionnalisme des magistrats, greffiers… Là n’est pas le moindre intérêt de l’ouvrage de Pierre Joxe. On touche du doigt la quotidienneté des affaires qui alimentent la chronique sociale : licenciements abusifs, accidents du travail (2000 par jour)…
A l’issue de cette immersion dans ce monde de la juridiction sociale, « justice des pauvres », l’ancien ministre en appelle, en citant les exemples de pays voisins (Allemagne, Espagne, Suisse, Belgique…), à une refonte en profondeur –un chantier de vingt ans, souligne-t-il !-du pouvoir judiciaire, qui soit doté d’autonomie vis-à-vis du pouvoir politique, et dans ce cadre concomitamment, à la création d’un ordre de juridiction sociale disposant de réels pouvoirs et moyens. « Aujourd’hui, écrit en conclusion Pierre Joxe, des lois imparfaites et menacées visent un objectif de justice sociale… elles doivent être améliorées -c’est l’affaire des législateurs-mais d’abord appliquées -c’est l’affaire des juges. Or en France, aujourd’hui la justiciabilité du droit social manque de juges ».
Pierre Joxe. « Soif de justice. Au secours des juridictions sociales ». Editions Fayard. 2014.