Liberté, égalité, paternité (ou maternité)
Est-ce l’effet de l’âge ? (Il paraît que l’on devient réactionnaire en vieillissant.) Je suis troublé par les actuels débats, aussi bien à l’Assemblée nationale que dans les médias, autour du mariage homosexuel. Une fois de plus c’est un affrontement sans nuances, une querelle nourrie d’invectives entre les bons et les mauvais, les anciens et les modernes, les progressistes et les passéistes, les religieux et les laïcs…
Or, derrière les insultes et les jugements à l’emporte-pièce, il y a des deux côtés des arguments qui méritent considération et qui font qu’aujourd’hui je suis incapable de savoir, en mon âme et conscience, si je suis « pour » ou « contre ». Mon avis personnel n’a évidemment aucune importance. Si j’évoque cette indécision, c’est que je crois que beaucoup, en réalité, la partagent sans oser l’avouer, par peur de ne pas être politiquement corrects. Mais c’est plus encore parce que je regrette que le débat politique semble avoir du mal à tolérer cette perplexité, à accepter cet entre-deux. On ne peut être que dans un camp ou dans l’autre, ami ou ennemi. Certes, puisqu’on légifère, il faut bien trancher et dire si oui ou non les homosexuels pourront accéder à l’institution du mariage : ils le pourront et c’est certainement très bien…
Progressisme
Essayons d’être clair, ce qui n’est pas facile quand on se sent traversé de contradictions. Je ne peux être que pour le mariage homosexuel en raison de mes convictions idéologiques : pas question pour moi d’aller hurler avec les intégristes de tous bords, de défiler avec la droite populiste qui a toujours une société de retard. Mais au fond de moi, selon mon intime conviction, je ne peux m’empêcher de penser que cette égalisation par légalisation est une erreur.
J’aime le papier émouvant et sensible que Yan de Kerorguen consacre à ce sujet, dans ce même numéro de Place Publique. Je le trouve équilibré, convaincant, juste. Et pourtant, quelque chose résiste en moi qui m’empêche d’embrasser totalement la cause. L’argument principal de son propos est que la société évolue, que, de fait, nombre d’homosexuels vivent comme une famille et que les lois et nous-mêmes devons suivre cette évolution sociétale. Ce « progressisme » est d’ailleurs l’argument général des tenants du mariage homosexuel : il faut être de son temps, « c’est une formidable avancée » ! Mais vers quoi ? On peut aussi avancer vers l’abîme.
Ce type d’argument, en réalité, est à double tranchant et n’a pas de valeur en soi. Nos sociétés, par exemple, ont évolué vers un fonctionnement ultralibéral de l’économie qui aboutit aux ravages, aux injustices et aux inégalités que l’on sait. Faut-il donc entériner ce système prédateur, du fait même qu’il est devenu dominant ? Ou encore, ce n’est pas parce que les cultures OGM ou l’exploitation des gaz de schistes sont déjà une réalité que l’on ne doit pas, éventuellement, s’y opposer. Je veux simplement souligner, comme chacun le sait, que toute évolution sociale, politique, technique, économique n’est pas, a priori, un progrès. On pourrait même en citer de nombreuses qui ont été, au cours de l’histoire des régressions. Il faut donc d’autres critères pour tenter d’évaluer si un changement est positif ou négatif et surtout s’il nécessite de devenir une norme.
Passion de l’égalité
On peut d’ailleurs s’amuser du fait que c’est au moment où, chez les hétérosexuels, le mariage n’est plus une référence pour fonder une famille, que celui-ci est revendiqué par les homosexuels. D’une certaine manière, ils vont paradoxalement « contre » l’évolution de la société qui n’a plus besoin d’union officielle pour faire, légitimer et élever des enfants.
Finalement, ce qui me paraît le principal moteur de la revendication pour le mariage homosexuel, c’est la « passion de l’égalité » qui, pour Tocqueville, est la marque des sociétés démocratiques. Cette passion pousse chaque individu à obtenir les mêmes droits que les autres, par principe, et même si ces droits rognent sa liberté et que l’égalité souhaitée reste en grande partie imaginaire.
La loi a-t-elle en effet le pouvoir magique de rendre « égaux » aux autres des couples qui sont par essence différents et se revendiquent même comme tels ? Pas les lois mathématiques ou biologiques, en tout cas. L’égalité légale, de principe, ne crée pas non plus une égalité réelle. Un couple homosexuel n’est pas, de fait, égal à un couple hétérosexuel au regard des enfants. Il a besoin d’un tiers pour en avoir, quelle que soit la méthode.
Principe de précaution
C’est bien pourquoi le législateur, ici, ne peut pas se contenter de donner les mêmes droits à tous les individus, en permettant que tous les couples puissent se marier, ce qui est tout à fait normal. Mais si on s’arrêtait là, le gain serait seulement de l’ordre du symbolique pour les homosexuels puisque le Pacs leur donnait des droits identiques aux gens mariés, sauf concernant la progéniture. Le législateur, à la recherche d’une totale égalité, est donc obligé, en même temps, de réviser la filiation pour que les couples qui, par construction, ne peuvent pas avoir naturellement d’enfants puissent en avoir légalement.
Ainsi est codifiée à l’usage d’une petite minorité une nouvelle norme qui va s’imposer à tous et changer radicalement les données de la filiation (un peu comme si on supprimait les pédales dans les voitures parce que les culs-de-jatte ne peuvent y accéder).
Cette possibilité légale d’avoir des enfants en recourant à un tiers existe évidemment depuis très longtemps pour l’adoption et plus récemment pour la PMA (procréation médicalement assistée). Mais elle était encadrée et relevait de l’exception. Le mariage homosexuel va conduire à la généraliser et à la banaliser pour tous, y compris les hétérosexuels. Car si les uns y ont droit, pourquoi pas les autres, au nom, toujours, de l’égalité.
La procréation « naturelle » finira peut-être par être l’exception. Pourquoi pas ? Mais il faut avoir conscience que nous partons à l’aventure sans tenir compte du principe de précaution que beaucoup de ceux qui défendent le mariage homosexuel ont, par ailleurs, voté avec l’idée de limiter ces « avancées » technologiques qui, aujourd’hui, entres autres, permettent d’avoir des enfants dans n’importe quelle condition… Étrange retournement.
Démocratie
Tocqueville, rappelons-le, bien qu’aristocrate de naissance, était un grand défenseur de la démocratie et de « l’égalité des conditions » dont il a analysé le fonctionnement avec une extrême finesse dans l’ensemble de son œuvre. Mais en même temps qu’il plaidait pour l’égalité, il s’inquiétait de ses effets pervers : « Il y a en effet une passion mâle et légitime pour l’égalité qui excite les hommes à vouloir être tous forts et estimés. Cette passion tend à élever les petits au rang des grands ; mais il se rencontre aussi dans le cœur humain un goût dépravé pour l’égalité, qui porte les faibles à vouloir attirer les forts à leur niveau, et qui réduit les hommes à préférer l’égalité dans la servitude à l’inégalité dans la liberté. » (in De la démocratie en Amérique).
Il sentait que l’égalité qui fonde la démocratie est aussi ce qui peut la détruire, notamment parce qu’elle conduit à l’individualisme et à l’indifférenciation.
Toute révérence gardée, face au mariage homosexuel, je me sens un peu comme Tocqueville. Sans doute est-ce une revendication égalitaire inéluctable qu’il faut soutenir, mais il ne faut pas croire, béatement, qu’elle n’entraînera pas avec elle des effets pervers qu’il conviendra de comprendre et de corriger. La démocratie, disait encore le vicomte, est toujours à construire. Et l’adoption de la loi ne doit pas clore la réflexion et le débat sur la « dématérialisation » et la « dérégulation » de la filiation dont, quoi qu’on dise, on ne connaît pas encore les conséquences à long terme et à grande échelle sur les enfants qui en seront issus .