Les romans du printemps
Ce printemps, la littérature nous parle de la société… Retour sur 7 nouveautés qui traitent tour à tour d’exclusion, de cité, de libéralisme…
Le cœur trouble et autres nouvelles
François Salvaing
Ed. Fayard, 205 p., 14 euros
Un détective privé, un photographe de presse ou un pickpocket qui se fait passer tour à tour pour un sociologue et un romancier : chacune des nouvelles du recueil de François Salvaing s’appuie sur un observateur. Parfois il s’agit d’un enfant, dont le regard nous montre la société et ses clivages, comme le petit garçon de L’entrée par le palais. C’est un fils de bonne famille – l’auteur nous le fait sentir à chaque détail relevé sur ses parents -, du moins jusqu’au jour où il se fait happer par une photo de Salgado, exposée au Palais de Tokyo, pour devenir un autre et vivre la dure vie d’un jeune brésilien travaillant dans une mine d’or.
D’autres fois, l’observateur se souvient. C’est le cas du fils de cet ouvrier de Chausson. Dans un texte très émouvant, il revient sur les traces de son père, qui fut travailleur immigré à Gennevilliers. L’auteur nous raconte ainsi la vie les gens simples ou nous fait pénétrer chez les puissants. Grâce au journaliste qui suit pas à pas la destinée de trois Golden-boys, trois bébés gloutons, à la tête de multinationales immatérielles. Leur stock-option en poche, ils inventent l’âge de l’accès – cher à Rifkin-, une entreprise toute en réseaux, qui asservit ses usagers autant que ses salariés. Mais leur sort est entre les mains d’actionnaires sans scrupules finalement aussi gloutons qu’eux.
Les thèmes habituels des ouvrages de François Salvaing, l’entreprise, la politique, le Maroc, composent ainsi une variation sur la place du spectateur et son ambiguïté. Avec Présidentiable, on est dans la société du spectacle politique et sa violence. Et la dernière nouvelle, qui a donné son titre au recueil, confirme que cette figure du spectateur est très proche de celle de l’écrivain. Le pickpocket de la nouvelle qui s’appelle Le marieur de Séville ne prétend-il pas être romancier ? Les narrateurs de ces nouvelles sont toujours dans une position étrange, jamais neutre, rarement confortable, entre fascination et répulsion, désir et difficulté d’agir. Chaque fois, ils nous entraînent dans un autre monde… à part.
Sur la page de garde du Cœur trouble se trouve une citation de Toni Morrison : « La capacité des écrivains à imaginer ce qui n’est pas leur moi est le critère de leur pouvoir ». On n’avait jamais douté de celui de François Salvaing.
Millenium people
James Graham Ballard
Coll. D’ailleurs, éd. Denoël, 368 p., 22 euros
La révolte des classes moyennes londoniennes embrase le quartier de la Marina de Chelsea, au point que « les balayeurs municipaux, membres conscients et organisés de la classe ouvrière traditionnelle, refusent de s’y aventurer « … David Markham, psychologue, pénètre le groupe de révolutionnaire, dirigé par un médecin charismatique, et tente de comprendre pourquoi la bourgeoisie anglaise se retourne contre le système.
Parce que leurs diplômes ne valent plus rien. « Les professions reposant sur le savoir ne sont qu’une industrie minière de plus », explique l’un de ces révolutionnaires, et qu’ils peuvent très facilement se retrouver « sur le carreau avec plein de software obsolète ». Parce qu’ils sont enfoncés jusqu’au cou dans des dettes, dont les taux fluctuent sauvagement. Parce qu’ils doivent payer des frais de scolarité exorbitants pour mettre leurs enfants dans des écoles privées, où ceux-ci sont « conditionnés à une sorte de docilité sociale », transformés en « une classe de professionnels qui feront marcher le capitalisme de consommation ».
Les classes moyennes forment donc une sorte de nouveau prolétariat. Or, dans ce « capitalisme de consommation », leur ennemi est plus qu’abstrait, et ils protestent finalement contre eux-mêmes, devenant des révolutionnaires sans idéal, sans valeurs, au code de l’honneur vascillant, voire inexistant, très individualistes et rarement solidaires les uns des autres.
Peu à peu, au cours du roman, les classes moyennes sombrent dans une forme de déchéance, d’abord vestimentaire puis morale. Est-ce dû au fait, comme l’exprime l’un d’eux que « les valeurs libérales sont conçues pour nous rendre passifs » et « égocentriques ». Au point que même dans la révolte, il reste peu d’espoir.
Encore une fois, James Graham Ballard nous livre un roman d’anticipation reflétant les contradictions de notre société. Il nous montre une Angleterre ultra-libérale, où les appartenances de classe gardent une importance essentielle. Il nous révèle aussi et surtout une société capitaliste dont les fondements sont de plus en plus fragiles. Peu à peu, dans « ce futur si proche », le salariat, l’espoir de l’ascension sociale, la participation démocratique, la liberté, consistant à avoir prise sur le destin collectif, se délitent au point de disparaître.
Le Chant des Gorges
Patrick Delperdange
Ed. Sabine Wespieser, 219 p., 19 euros
Le Chant des Gorges de Patrick Delperdange ressemble en effet à un chant, beau et poignant. Sept voix y racontent le destin d’un enfant sauvage : celle d’un contremaître qu’il croise sur un chantier, d’un gitan, d’un dealer, de femmes… Le roman décrit la cavale de ce garçon, entre son village, des entrepôts, l’autoroute, des zones qui restent à la marge. Sa mère – « la Marie » -, méprisée par le village entier, lui a bien transmis l’idée qu’il ne pourrait en sortir. Et ceux qui essaient de l’aider s’en mordent les doigts. Tout est dit sur la relégation sociale et son intériorisation.
Mo
Marie-Hélène Lafon
Ed. Buchet-Chastel, 150 p., 13 euros
Mo est un jeune beur qui s’occupe de sa vieille mère malade. Elle a, on le comprend, eu peu l’occasion de sortir de la cité. Ses autres enfants on pu partir. Il reste Mo. Dans une langue très simple, celui-ci se souvient de ses redoublements et du maître, à l’école, qui « ne s’occupait pas de ceux qui étaient lents ». Il raconte son travail, dans le centre commercial de cette cité qui vit en vase-clos. Comme le héros du Chant des Gorges, il a intériorisé la violence et la soumission. Tous deux sont incapables de laisser les autres les aider à s’en sortir, et se retournent très vite contre ceux qui essaient.
L’étourdissement
Joël Egloff
Ed. Buchet-Chastel, 145 p., 14 euros
Le héros de L’étourdissement vit dans une friche industrielle. Il y partage un taudis avec une grand-mère timorée, acariâtre et possessive, et travaille comme ouvrier dans un abattoir perdu au milieu du brouillard. L’auteur raconte les rapports difficiles avec les chefs, la camaraderie entre collègues, les tâches pénibles, décrites avec une poésie macabre. Bref, le quotidien et les moyens d’y échapper : l’amour, le rêve. C’est aussi, comme le Chant des Gorges et Mo, un roman sur la relégation et l’abandon et une très belle œuvre littéraire.
La preuve par neuf
Dorine Bertrand
Ed. Le dilettante, 155 p., 13,50 euros
Un comptable obsessionnel, qui guette la date qui marquera le milieu de sa vie, une adolescente qui rédige son testament, des femmes qui ont un lien pour le moins complexe à la maternité… Drôles, malsaines, subversives et psychanalytiques, les nouvelles de Dorine Bertrand nous parlent du désir et de la mort. Comme la névrose (celle des personnages, si proche de la nôtre), elles nous entraînent dans une système qui a sa logique propre, avant de déboucher, chaque fois, sur une chute vertigineuse.
Le paradis perdu de Mercury
Brad Watson
Ed. des deux terres, 490 p. 20,90 euros
Des fragments à plusieurs voix forment un tout dans ce roman, qui démontre encore une fois la capacité des auteurs américains contemporains à raconter des histoires et à peindre de vastes fresques. Ils révèlent aussi une Amérique puritaine, machiste, raciste et violente. Un beau roman, traversé par un mystère très poétique, qui nous parle notamment de la vie des morts.