Les kiosques : de drôles de fantômes en habit vert
Prendre un petit noir en terrasse, fauteuil en osier, table ronde, attendre impatiemment que le kiosque d’en face ouvre pour s’y précipiter, y trouver son quotidien préféré… Un drôle de rêve. J’aurais pourtant juré qu’il était ouvert hier.
Ces dernières années, les kiosques parisiens ont retrouvé, comme les fontaines Wallace ou les colonnes Morris, leur vert inimitable. Tout neufs, tout propres, ils sont toujours là : 380 sont sur le trottoir et 277 très exactement, sont ouverts, fin novembre 2006. Portraits croisés de kiosquiers parisiens.
Alex, kiosquier sur le départ
Sur les Grands Boulevards, il faut croiser trois ou quatre kiosques habillés de neuf, mais coquilles vides, simples décors et murs de pub, avant d’en trouver un ouvert.
Au coin de la rue Montmartre, Alex, 27 ans, tient presque tout seul l’un des plus grands du 9e arrondissement de Paris.
Quotidiens du monde entier côtoient les cartes postales les plus « clichés ». Il est kiosquier depuis six ans. Il aime, il adore même ce métier, il répond aux demandes des clients en italien, en anglais, en russe, il s’amuse. Un vieil homme à côté de lui, son père, venu lui parler dix minutes, pas plus. Un quart d’heure plus tard, et en dix minutes, pas plus, il me dit son amertume. « On ne peut pas en faire un métier, en vivre convenablement. Trop d’heures, trop de stress, et un salaire trop juste ». Et d’ajouter : « Des journaux, il y en a trop, ils ne rencontrent pas leur public. Trop de tout. Toutes les « Unes » sur le même sujet en même temps, pas d’articles assez pointus », dit-il, lui qui n’a pu terminer ses études. « Un exemple : pas une semaine sans un sujet sur l’immobilier. Mais quel journal parle du scandale des loyers à Paris avec des chiffres ? Un bon dossier quoi », s’emballe-t-il.
Dans ce coin du 9è arrondissement, ce qu’aime Alex, c’est ce qui lui reste de son passé ; le quartier de la presse, c’était là, à la place du Mac Do, l’Humanité, Le Monde, pas loin, l’AFP toute proche. Son kiosque fournit les deux agences qui restent. Il n’y a pas deux ans, son kiosque faisait partie des 24/24, sept jours sur sept. Aujourd’hui, ouverture à 4h30 et fermeture à minuit ; une heure, en été.
Historiquement, ce kiosque, c’était d’abord la vente des quotidiens. Ils arrivent encore en tête en volume de vente. Surtout en semaine. En premier, le Parisien, ensuite Le Monde, puis Libération et l’Equipe. Pas mal de journaux économiques en raison de la présence des banques alentours, Les Echos d’abord, puis La Tribune. Le public ? Les jeunes lisent peu, ils vont sur Internet ou achètent le Parisien, moins cher. Les jeunes femmes font le succès de Cosmopolitan, Elle, et des « pipole » : Public, Closer, Gala… Les « news » se vendent moins que les quotidiens, parce que, dans le quartier, les gens sont abonnés. Dans un coin, plusieurs rayons « hard » voir « trash »… Le magazine et son DVD pour 6 à 8,50 euro, ça se vend bien. Mieux que les quotidiens du samedi avec leurs suppléments à 6,50…
Plutôt beaucoup de passage dans ce kiosque notamment les habitués qui travaillent dans les bureaux. Les habitants du 9e ne descendent plus acheter leurs journaux à quelques exceptions près… Un commerçant du quartier le fait mentir. Il se charge d’un bon kilo de journaux : le Figaro du week-end, moins lourd que les journaux new-yorkais, fait-il remarquer et des journaux spécialisés dans l’art et les antiquités. Drouot n’est pas loin.
Alex réfléchit. « Il y a sans doute des solutions à trouver, par exemple, proposer d’autres formules, comme des abonnements aux journaux sur le Net avec la possibilité d’acheter moins cher, avec une carte, le journal de son choix. Il a appris que dans le sud-ouest, on expérimenterait ce système, mais il n’en sait pas plus. Et puis, lui, son avenir est ailleurs, il part dans une semaine en Australie et pour longtemps, dix-huit mois… Il y va s’y perfectionner en gestion comptable…
Couple de kiosquier, quartier Opéra
Quartier Opéra, les grands magasins. Le kiosque du 9e, c’était très « intello » à côté. Ici, les journaux se fondent dans les cadeaux souvenirs et le « hors presse ». 4 euros le petit bracelet en tissu avec Paris imprimé dessus. Le touriste fait la moue, mais achète.
C’est un couple qui gère depuis vingt ans ce kiosque un peu perdu dans la foire environnante. Pour souffler, ils partagent leurs revenus avec un autre couple en alternance. Mais à quatre, ils font largement plus de cinquante heures par semaine. Corinne a la quarantaine souriante. Elle livre sans déplaisir les joies et les difficultés de ce métier. Lui est plus méfiant, il a gardé sa queue de cheval de post-soixante-huitard, un personnage à la Cabu.
Les quotidiens qui se vendent le mieux ici sont les quotidiens financiers. Banques, assurances ne sont pas loin. Et puis alors « surtout, surtout ce sont les « pipole » qui ici font un tabac »… « Parfois les filles en prennent plusieurs, cela dépend des couvertures… On vend bien aussi Paris Match, VSD », confient les kiosquiers. Les Quotidiens ? « En tête, Le Parisien, mais « Libé » revient, depuis qu’il est en difficulté, les gens l’achètent davantage… Dommage s’il disparaissait, confie Corinne, c’est mon préféré »… Regard noir du mari qui me dit que j’en sais assez maintenant.
Kiosques à la parade sur les Champs Elysées
Aux Champs Elysées, plusieurs kiosques sont plantés là pour le décor comme sur les Grands boulevards. En face de la boutique Vuitton, un grand kiosque vert, ouvert. Un couple encore, pas loin sans doute de la soixantaine. Une organisation nickel. Des objets souvenirs, mais pas trop, choisis transparents, c’est la mode, ce qui a le grand avantage de ne pas cacher tout à fait les journaux. Le « hors presse », c’est ce qui permet aux kiosques des Champs Elysées de vivre mieux… Malgré la guerre avec les limonadiers, Jean et Evelyne vendent des bouteilles d’eau, des coupe-faim… Ici, ce sont encore les quotidiens qui tiennent le haut du pavé, nationaux et étrangers, car il y a beaucoup de bureaux, de sièges sociaux, des ambassades… En tête, Le Monde, puis le Figaro et en toute fin, Le Parisien. Libération ? Trois à quatre par jour !
La presse magazine est très largement « pipole », mais quelques « news » marchent encore bien comme Paris Match (30 exemplaires/semaine) largement devant le Nouvel Observateur, et l’Express (10), Le Point faisant légèrement mieux. Beaucoup de vendeuses achètent les féminins avec, ici encore, une forte préférence pour Closer, Gala, Public, Voici… Quelques titres parmi des centaines de magazines. « Il y en a beaucoup trop », s’exclame Jean. Avec ses trente-cinq ans de métier, il a du recul et assure qu’il y a toujours eu beaucoup de titres en France, « mais aujourd’hui on atteint le maximum parce qu’ils se vendent mal ! » Les raisons ? Le prix, la concurrence des autres médias…
Plus loin, dans l’avenue de Friedland, un petit kiosque. Une sexagénaire très sympathique confirmera le trop plein de journaux, la baisse du pouvoir d’achat, l’amour qu’il faut pour tenir dans ce métier, passer douze heures par jour sans pouvoir s’absenter, s’y geler l’hiver en même temps que son café… Mais aussi et encore, le plaisir d’y vendre à des habitués, en semaine, leur quotidien préféré, le magazine qu’elle aura conseillé et qui accompagnera les longs retours en banlieue. Un tout jeune adolescent attend calmement, assis au pied du kiosque, l’arrivée, vers seize heures de son journal de jeux… en jouant.
A Barbès un kiosque jack pot
Changement complet de décor. Un kiosque tout neuf, en bas du métro Barbès. Jean-Michel, 57 ans, né en Tunisie est à l’aise dans cette foule bigarrée. Jusqu’à l’an dernier, il n’avait qu’un cabanon. Dans le métier et le quartier depuis 1978, il se souvient que sa journée commençait vraiment avec la sortie de France Soir et ses trois éditions. 500 France Soir vendus quotidiennement aux ouvriers à la sortie de leur travail et qui passaient dans l’ordre, au kiosque puis au café. 1200 exemplaires vendus à la mort de Mesrine. Les trois quarts lisaient pour l’information, pas seulement pour la bourse ou le turf. Aujourd’hui, ses amis auvergnats disparaissent, mais il en a d’autres et depuis 1990, les Bobos arrivent, ici aussi…
C’est principalement des quotidiens qu’il vend, Le Parisien en tête, mais aussi ceux du Maghreb. Ses acheteurs ? Des plus de trente ans. Les jeunes, non, ou alors peut-être Le Parisien, parce que c’est le moins cher. Ils suivent, selon lui, l’actualité sur internet ou ne lisent pas. Il vend aussi beaucoup de journaux de jeux, de courses. « Ici, deux fois, j’ai eu des clients qui ont gagné plus d’un million d’euros ! ». Plus sérieux, il décrit la misère, les sans-papiers, les cigarettes de contrebande, et autres cochonneries, l’économie souterraine…
Il espère que la relève sera prise, mais n’en est pas si sûr. « La mairie de Paris voudrait multiplier les kiosques, dit-il, mais engager les gens dans un tel métier pour gagner pas plus que le RMI, cela ne marchera pas… »