Le documentaire ou l’art d’embrasser le monde
Du 1er au 6 juillet se tenait à Marseille la 16ème édition du Festival International du Documentaire (FID), piloté depuis trois ans par Jean-Pierre Rehm. Outre les compétitions internationale et nationale qui présentent de nombreux films récents aux origines géographiques et cinématographiques variées, ces 5 jours de festival, ce sont aussi des sujets graves, des sensations émotionnelles, des découvertes. Visite guidée.
Au programme de la 16è édition du festival International du Documentaire, des compétitions, mais aussi des Ecrans parallèles, consacrés à un cinéaste, à une question de cinéma (Comment filmer la pensée ? dans Penser à vue, coordonné par le critique Cyril Neyrat), à une période historique (Abertura, le cinéma de l’ouverture 1965-1984, au Brésil), ou des cartes blanches au festival Reflets ainsi qu’au festival de Thübingen.
A travers ces déambulations cinématographiques, le festival de Marseille a pour ambition de faire découvrir de nouvelles œuvres, de nouveaux auteurs, de contribuer par sa programmation à faire émerger de nouvelles écritures. Mais l’intérêt d’un festival de cinéma réside d’abord, pour le public, dans la multitude de chemins proposés. Autant de chemins possibles qu’il y a de films et de spectateurs. C’est à un grand voyage de cinéma auquel nous convie un festival comme le FID.
Les sujets d’actualité
Première étape, l’ouverture, avec le film d’Avi Mograbi, Pour un seul de mes deux yeux, dernier geste du cinéaste israélien qui, film après film, cherche comment ne pas désespérer de la situation absurde dans laquelle s’enfonce toujours plus son pays.
En s’intéressant à deux mythes constitutifs de l’identité israélienne, le suicide collectif des juifs zélotes lors du siège de Massada par les Romains et la vengeance de Samson, Mograbi dénonce l’aveuglement israélien face à la question palestinienne. Se filmant régulièrement lors de conversations téléphoniques, Mograbi reste coi, ne sachant que faire lorsqu’un ami palestinien lui raconte son désespoir.
Plus tard, Mograbi filme des enfants bloqués à un check-point. Il s’approche des jeunes soldats israéliens chargés d’ouvrir le passage et, ne comprenant pas leur opiniâtre entêtement à rendre la vie impossible aux Palestiniens, se laisse déborder par une colère magistrale. Dernière issue, vaine forcément, semble nous dire Mograbi, trop seul (1).
Dans le flot des compétitions, où de nombreux premiers films sont présentés, nous découvrons Vivre à Tazmamart, de Davy Zylberfajn, sur l’emprisonnement tenu secret de 58 hommes dans des conditions inhumaines au Maroc. Mais le cinéma documentaire prend également en charge les questions du présent, comme dans Ears, Open. Eyeballs, Click (Les oreilles, ouvrez. Les yeux, cliquez.) où le réalisateur Canaan Brumley a suivi l’entraînement spartiate de jeunes soldats américains qui viennent d’intégrer le corps des Marines, ou dans DDR – Désarmement, démobilisation, réintégration où la réalisatrice Anne Amzallag a filmé le programme des Nations Unies en Afghanistan, lent processus de pacification d’un pays qui sort de trente ans de conflits successifs.
Des rencontres
Si tout documentaire est une rencontre entre un cinéaste et des personnes filmées, il arrive souvent que des films soient d’abord le reflet de cet échange, de ce chemin effectué ensemble sur une longue durée. Dans Il Fare politica, Hughes Lepaige retrace le parcours de militants communistes dans un village de Toscane, en Italie. Les ayant filmés régulièrement depuis 1982, c’est plus de vingt ans d’histoire militante restituée, et surtout un témoignage sur la lente érosion des certitudes communistes.
Dreyer pour mémoire – exercice documentaire est un film réalisé à la suite d’un atelier mené à Roubaix, avec la Compagnie de l’Oiseau Mouche qui monte des pièces de théâtre avec des travailleurs/acteurs handicapés. Magnifique travail d’acteurs, Dreyer montre des hommes et des femmes qui, jouant une précarité – la leur ou pas, peu importe – actent, actent des paroles, des gestes, une relation singulière au monde, politique.
Autre film relatant une rencontre, Estamira, du brésilien Marcos Prado, est le prénom d’une femme atteinte de schizophrénie vivant depuis vingt ans dans une décharge à la périphérie de Rio de Janeiro. Grand prix du FID, ce film choque tant la mise en scène valorise une esthétique misérabiliste. Les très gros plans sur le visage de cette sexagénaire, l’usage du Noir et Blanc, les plans récurrents sur les vautours planant au-dessus du tas d’ordures visent à forcer l’émotion du spectateur. Un peu trop peut-être.
Viennent ensuite les véritables rencontres effectuées cette année à Marseille. Etait montré le dernier film de Guy Debord, In girum imus nocte et consumimur igni, titre-palindrome signifiant « Nous tournons en rond dans la nuit, et nous sommes dévorés par le feu ». Classique très rarement projeté, le film était présenté avant la ressortie de tous ses films à l’automne prochain. Debord revient sur certaines de ses analyses parues dans La Société du spectacle notamment (« Il n’y a pas de folie plus grande que l’organisation présente de la vie ») ; il les reprend, les développe, les retourne, dans cette langue toujours aussi subtile et puissante, pour mieux répondre aux nombreuses critiques reçues depuis et proclamer à jamais son irréductibilité (« Il n’y aura pour moi ni retour, ni réconciliation. La sagesse ne viendra jamais »).
De Jean-Pierre Gorin, le compagnon-cinéaste de Godard au sein du groupe Dziga Vertov, on ne connaissait guère la suite de son travail, depuis le moment où il décida de s’installer aux Etats-Unis, invité par son ami, le critique de cinéma Manny Farber. Marseille a présenté sa trilogie américaine (Poto et Cabengo, The Routine Pleasures, et My Crazy Life) réalisée entre 1976 et 1991.
Trois films qui s’attachent à interroger l’identité américaine à travers ses marges : deux jumelles qui développent un langage spécifique, des amoureux de train miniature qui se donnent rendez-vous chaque semaine pour s’adonner à leur passion, des gangs samoans dans la banlieue de Los Angeles. L’immigration, la langue, les codes culturels développés par chaque communauté, la traversée des grands espaces (comme dans les westerns) sont quelques-uns des thèmes abordés dans la trilogie.
Mais ce qui nous a le plus subjugué dans ce travail tient surtout dans la capacité qu’a le cinéaste à partir d’une histoire anodine, et la dérouler, la prendre par tous les bouts, pour mieux interroger le réel – ce que Gorin appelle le film-termite -, c’est-à-dire le « rongement impitoyable des limites du sujet », véritable plaisir d’un cinéma-baobab, pour reprendre l’expression forgée par Mona Chollet dans son ouvrage La Tyrannie de la réalité (paru aux éditions Calmann-Lévy).
Herzog
Un autre très grand conteur présent au FID n’est autre que Werner Herzog, plus connu pour ses fictions que pour ses documentaires, pourtant très nombreux et surtout magnifiques.
Mais on ne soupçonnait pas l’existence d’un travail similaire dans le champ du documentaire. Et pourtant, de Gasherbrum – der Leuchtende Berg (The Dark Glow of the Mountain) à Little Dieter Needs to Fly, Herzog n’a cessé de filmer des individus essayant de s’envoler plus haut dans le ciel, entêtés jusqu’à la mort dans des combats de toute une vie.
Die grosse Ekstase des Bildschitzer Steiner (La grande extase du sculpteur sur bois Steiner) est sûrement l’un des plus beaux films visionnés à Marseille.
Steiner, sculpteur sur bois, est champion de saut à skis. Mais il saute si loin des limites prévues qu’il lui faut sans cesse négocier avec les organisateurs de nouvelles mesures de sécurité. Steiner n’est pas un film sur un champion, mais simplement sur un homme qui sans cesse va plus loin. Ce faisant, il entre dans un jeu qu’il ne contrôle pas, où public et journalistes nourrissent le rêve d’assister à un nouvel exploit ou à un drame. Herzog s’intéresse, lui, à un homme et à ses limites, jamais entièrement définies.
Land of Silence and Darkness révèle l’excellence du réalisateur. Quoi de plus cinématographique que des sourds et muets pour qui le langage ne passe que par le toucher ? En suivant des personnes atteintes de ce handicap, Herzog arrive à nous transmettre une émotion prodigieuse – un adolescent dans une douche, la caméra d’Herzog qui semble le caresser délicatement, comme l’eau qui coule sur le corps frêle, pour tenter de nous faire saisir l’espace d’un instant ce que toucher veut dire.
Dernier jour
Dernier jour, grosse fatigue, vu trop de films, d’histoires soulevant de délicats problèmes. La 15ème Pierre, dialogue entre le cinéaste portugais Manoel de Oliveira et le directeur de la cinémathèque de Lisbonne, Joao Bernard da Costa, arrive à point nommé. Conversation limpide sur l’art et la vie, et mille autres choses, filmée discrètement par Rita Azevedo Gomes, qui redonne confiance en l’homme, et en sa capacité à transmettre une pensée, échanger une parole, à travers l’art tout particulièrement. On peut y entendre : « L’esprit ne peut pas penser sans image ».
(1) Dans le cadre des Rencontres du cinéma documentaire qui ont lieu du 4 au 11 octobre au Ciné 104 à Pantin (93), l’association Périphérie propose une rétrospective de son œuvre, en sa présence.