Il arrive parfois qu’on me demande quels livres ont été importants pour moi. Réponse difficile. Beaucoup de livres m’ont instruit, ému, bouleversé, passionné. Des romans, des essais, des poèmes, du théâtre. Peu de philosophie, aux afféteries langagières souvent trop rébarbatives pour moi. Des écrivains dont j’ai lu quasiment l’œuvre entière. Rimbaud, Apollinaire, bien sûr, mais aussi Le Clézio, Coetzee, Camus, Saint-Exupéry – dont je croyais que c’était un auteur pour adolescent et dont je viens de redécouvrir la prose superbe – et bien d’autres, rencontrés par surprise sur les tables d’un libraire, au détour d’un article, sur les conseils d’un ami, et qui sont devenus des compagnons de voyage sur cette terre, des Américains, notamment, Jim Harrison, Paul Auster, John Irving, des Africains, Sony Labou Tansi (dont j’ai publié un texte dans ma précédente chronique), Tchicaya U’Tamsi.
Mais je mesure, citant ces quelques noms, que je suis loin du compte de tous ceux qui ont nourri mes rêves, mes sentiments et mes réflexions, ne serait-ce qu’à la lecture d’un vers, d’une phrase qui m’ont touché. Je suis sans doute un peu fait de toutes mes lectures.

Mécanisme sournois

Si l’on me demande, par contre, de manière plus directe, si un livre a changé ma vie, je n’ai aucune hésitation : c’est Des choses cachées depuis la fondation du monde, de René Girard (entretiens avec Jean-Michel Oughourlian et Guy Lefort). Je l’ai lu à sa parution, en 1978. J’avais 27 ans et, je crois, je n’ai plus été tout à fait le même. J’ai eu effectivement le sentiment d’une sorte de conversion, non pas religieuse, mais intellectuelle. La déraison de la violence, l’absurdité de certains de mes propres comportements prenaient soudain sens, révélaient leurs ressorts inconscients. Moi-même, les autres, les relations entre les individus, le dérèglement du monde me sont apparus sous un nouveau jour.
Je ne prétends m’être libéré ni de la violence ni du désir et de la rivalité mimétiques dont Girard dit d’ailleurs qu’il est quasiment impossible de leur échapper, mais je tente, à chaque fois de repérer leur mécanisme sournois chez moi et chez les autres et d’en atténuer, autant que faire se peut, les effets destructeurs. Comprendre d’où ça vient et comment ça marche m’a souvent permis, lors d’un conflit, de calmer le jeu avant qu’il ne soit trop tard. Je l’espère.

J’ai aussi fui, dès lors, toutes les formes de compétition – auxquelles je n’étais d’ailleurs naturellement pas très enclin – ce qui a peut-être nui à ma carrière, mais bénéficié à mon équilibre et à mon bonheur, tant la « compétitivité », érigée en principe moteur de nos sociétés, conduit au stress, à la souffrance et à la lutte de tous contre tous.

Transformation

Par la suite, j’ai lu la plupart des autres ouvrages de René Girard qui sont un affinement, un approfondissement et une mise en perspective, une application à divers domaines de sa théorie mimétique initiale. Cela m’a permis de m’apercevoir que je ne l’avais pas clairement comprise à la lecture du premier livre, mais qu’elle avait, malgré tout, transformé mon regard.

J’ai eu l’occasion, également, de rencontrer deux fois René Girard, dans les années 1990, une fois à Stanford, où il enseignait, une autre à Paris, où il était de passage. J’ai le souvenir d’un homme affable, plein d’humour, direct, s’intéressant au petit groupe qui le questionnait, à la fois convaincu de cette révélation de la rivalité mimétique et du processus victimaire qui l’habitait et qu’il lisait aussi bien dans les textes littéraires que dans les textes sacrés ou dans les mythes, mais capable en même temps de soumettre cette théorie à toutes les interrogations. Il insistait bien sur le fait que, si lui-même croyait au Dieu des catholiques, son analyse anthropologique n’avait pas besoin de Dieu et ne devait sa validité qu’à sa puissance explicative.
Assez peu connu en France, méprisé par la plupart des universitaires qui ne le considéraient pas comme un des leurs, ce natif d’Avignon est célèbre et étudié partout dans le monde anglo-saxon. Nul n’est prophète en son pays.

Bourreaux et martyrs

René Girard est mort à Stanford le 4 novembre 2015, à l’âge accompli de 91 ans, 9 jours avant les attentats du 13 novembre, à Paris.
Je ne peux m’empêcher de me demander ce qu’il en aurait pensé, tant cette violence absurde envers des innocents, perpétrée au nom du sacré, illustre avec horreur l’essence même de sa théorie. Voici, ici, des jeunes gens, petits délinquants, qui, faute de trouver leur place dans notre société, et manipulés par des prédicateurs pervers, rendent responsable cette société de leur désir mimétique inassouvi – c’est-à-dire de leur envie, pour faire court, d’être comme les autres -, s’unissent contre ce bouc émissaire porteur de tous leurs maux et veulent le mettre à mort en s’en prenant symboliquement, mais aussi, hélas, réellement et aveuglément à des personnes sensées représenter pour eux cette société émissaire qui canalise leur violence. Et, allant jusqu’au bout du processus de victimisation, en se donnant la mort après l’avoir distribuée sans retenue, de bourreaux, ils se transforment eux-mêmes en victimes, martyrs sacrifiés dont certains célébreront la mémoire héroïque.

Voilà, plus loin, un « califat » délirant qui sacrifie quotidiennement en les égorgeant des boucs émissaires – tous ceux qui ne se plient pas à sa dictature religieuse – et maintient son unité grâce à ce processus victimaire qui lui permet de grossir ses troupes, tout ça au nom de la pureté de leur croyance. Comment ne pas voir, dans ce retour à un religieux archaïque (je ne parle pas de la religion musulmane en général, mais de celle, particulière, qu’ils professent), le lien primordial entre la violence et le sacré, si bien décrypté par René Girard ? (Mais bien entendu, c’est ma propre interprétation, en fonction de ce que j’ai compris. Peut-être aurait-il eu une tout autre analyse, en tous cas moins grossière.)

Boucs émissaires

J’ai peur, malheureusement, de voir monter aussi, chez nous, dans nos démocraties attaquées, cette même résurgence sacrificielle archaïque qui nous pousserait à faire, non seulement des tueurs du califat appointés en vierges paradisiaques, mais de tous ceux qui nous paraissent leur ressembler peu ou prou et finalement du monde musulman, des boucs émissaires voués à la vindicte de tous, mouvement par lequel nous penserions retrouver notre « unité nationale ». En cela, nous jouerions le jeu des enturbannés de l’EI dont l’objectif est clairement de nous dresser les uns contre les autres. Et nous reprendrions à notre compte le discours du Front national qui, depuis qu’il existe, fait de l’immigré musulman, un bouc émissaire, responsable de toutes nos difficultés et qu’il faut bouter hors de nos frontières.

François Hollande et son gouvernement ne semblent pas céder, dans leurs discours, à cette tentation victimaire. C’est tout à leur honneur, car, dans ces circonstances, il est difficile de garder la tête froide.
Mais ils sont, en même temps, obligés de donner des signes sécuritaires et de jouer le jeu de la guerre, pour rassurer le pays. Appliqué par des gens qui n’ont pas forcément la réserve et la pondération du président de la République, l’état d’urgence peut facilement déraper en chasse aux sorcières barbues et les bombardements de Daech en un combat sans issue. Nous entrerions alors dans une compétition victimaire et une spirale de la violence qui nous ramèneraient aux temps les plus sombres des guerres de religions.

René Girard, dans ses derniers livres, craignait l’arrivée de ce débordement de violence apocalyptique. J’espère qu’il avait tort.

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

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