Thierry Brésillon
Le Forum social mondial qui s’est ouvert à la mi-mars se déroule à un moment où la défense des droits et libertés et la promotion d’un ordre économique juste sont plus que jamais nécessaire pour agir sur les racines du terrorisme.
Nous remercions le CCFD de nous autoriser à publier cet article paru dans la Lettre du CCFD-Terre solidaire d’avril 2015-04-15
http://ccfd-terresolidaire.org/infos/fsm/fsm-2015/la-tunisie-un-pays-au-4986
Le Forum social mondial s’est ouvert dans une Tunisie encore marquée par l’attaque du Musée du Bardo, le 18 mars, dont le bilan s’élève à 21 morts et plus d’une quarantaine de blessés.
Une manière de résister à cette épreuve supplémentaire pour le seul pays marqué par le printemps arabe qui soit parvenu à aller au bout du processus de transition institutionnelle et de passer d’une dictature autocratique à un pouvoir issu d’un scrutin pluraliste.
L’attentat est venu rappeler que la Tunisie vit au milieu d’une crise régionale. Mais aussi que la réussite de la transition institutionnelle n’est que la première étape d’une transformation politique, économique, sociale en profondeur.
L’Etat islamique, produit du chaos
Tout autour de la Tunisie, en effet, les logiques de crises semblent s’accélérer et chacun des foyers de tension alimentent les autres. Le soulèvement syrien a dégénéré dans un télescopage de conflits. Entre le régime et ses adversaires, entre rebelles et groupes jihadistes, entre confessions, entre les puissances rivales de l’Iran chiite et l’Arabie saoudite sunnite…
Ce chaos a permis à une organisation, dite de « l’Etat islamique », née en Irak, de s’implanter. Et de subvertir l’ordre hérité de la gestion coloniale du démantèlement de l’Empire ottoman après la 1ere Guerre mondiale en contestant l’influence occidentale au Moyen-Orient. Cette posture de contestation radicale attire toute une génération sans perspective et fournit un modèle à tous les mouvements jihadistes, jusqu’en Afrique de l’Ouest, où sévit le mouvement Boko Haram.
La crainte d’une contagion libyenne
La Libye est un deuxième foyer de déstabilisation régionale. C’est d’ailleurs probablement là qu’ont été entraînés les deux jeunes auteurs de l’attaque contre le Musée du Bardo. Les stocks d’armes libérés par la chute de Khadafi se répandent dans toute la région et ont contribué à la déstabilisation du Mali en 2013. Les combattants vaincus au Mali par l’opération française ont fui vers la Libye où ils ont relancé le conflit interne.
Le processus politique a avorté et l’Etat, divisé entre factions opposées, est quasiment virtuel. La coalition de groupes islamistes L’Aube de Libye basée à Tripoli, tient l’ouest du pays, à la frontière Sud de la Tunisie. Les autorités issues des élections sont basées à Tobrouk, à l’Est de la Lybie. Là encore, le chaos profite à l’Etat islamique, dont se réclament désormais certains groupes basés en Libye.
Il ne reste plus grand chose de l’élan du « Printemps arabe », contenu au Maroc, mort-né en Algérie et réprimé par un gouvernement égyptien militariste et plus liberticide qu’aucun régime égyptien auparavant. Reste la Tunisie, qui a lourde tâche de contribuer à restabiliser une région en crise.
La Tunisie, un rôle de stabilisation régionale
La question libyenne a d’ailleurs pesé lourd pour déterminer la coalition gouvernementale qui allie le parti de Nidaa Tounes, vainqueur des dernières élections rassemblant autant des partis de gauche que des libéraux, à Ennahdha, parti musulman conservateur, qui dispose d’un ministre et de trois secrétaires d’Etat. Le gouvernement peut ainsi s’appuyer sur une large majorité de 166 sièges sur 217.
Les partenaires internationaux de la Tunisie ont encouragé ce rapprochement pour renforcer des institutions et apaiser une société qui vont devoir encaisser le double choc des répercussions de la crise libyenne et de réformes économiques structurelles.
La relance d’un conflit idéologique, une position diplomatique déséquilibrée en faveur du camp anti-islamiste en Libye, ouvriraient la porte à une contagion de la crise libyenne par le Sud tunisien, lié par les liens de familles et les trafics transfrontaliers, aux populations libyennes de l’autre côté de la frontière. D’autant que la région est livrée à elle-même depuis des décennies.
Réponse sécuritaire et libéralisation
La question est : que faire de cette stabilité politique interne ? Le premier réflexe après l’attaque du Bardo, est évidemment un tour de vis sécuritaire. Mais dans un pays où l’institution policière a été la colonne vertébrale de l’ancien régime et a conservé son autonomie, cette reprise en main risque de justifier le retour des anciennes pratiques : rafles arbitraires, surveillance du Net, torture… avec cette fois l’assentiment d’une large part de la population tétanisée par la peur du terrorisme.
L’autre réponse, est d’exiger une trêve sociale et de renforcer la pression pour procéder rapidement à des réformes économiques, attendues par les bailleurs de fonds multilatéraux et les investisseurs privés.
La relance de l’économie est certainement nécessaire pour créer de l’emploi et financer les infrastructures nécessaires, mais le risque est d’aggraver la dépendance financière du pays et de mettre à nouveau les droits sociaux sous pression.
Intégration sociale et défense des libertés
Les raisons qui ont conduit au soulèvement et à la chute du régime sont précisément la privation de liberté, la pression policière sur les jeunes des quartiers populaires, la pauvreté et le manque d’intégration des régions défavorisées. Or, pour l’instant, la transition politique n’a apporté de réponse à aucun des enjeux économiques et sociaux. Les régions rurales et les quartiers déshérités ne se sentent pas davantage intégrés, et même davantage stigmatisés et marginalisées.
Les jeunes qui ont joué un rôle essentiel dans la révolution, cyberactivistes ou manifestants en première ligne face à la police, n’ont pas trouvé de place. La désillusion a accru le désespoir, le sentiment de ne pas avoir de place dans la société.
Beaucoup s’interrogent sur le parcours jusque là sans histoire des jeunes qui s’engagent dans le Jihad, comme ceux qui ont commis l’attentat du Bardo. Il serait dramatique que l’Etat islamique soit perçu comme la seule solution pour renverser un ordre perçu comme humiliant et injuste et le seul cadre où des jeunes se sentent avoir prise sur l’Histoire.
Plus que jamais, renforcer la démocratie et promouvoir un modèle économique et juste et qui intègre tout le monde est une priorité pour que la Tunisie confirme qu’elle a bien réussi sa révolution.