La place des femmes à l’université – Interview de Sophie Boutillier et de Blandine Laperche
Interview de Sophie Boutillier et de Blandine Laperche (voir encadré), économistes.
Evelyne Jardin : Quelle fut la place des femmes dans la production scientifique ?
Sophie Boutillier et Blandine Laperche : Quand les universités sont créées au XII siècle, les femmes en sont exclues alors qu’elles avaient déjà un rôle de productrices de connaissance dans le domaine de la gynécologie, les hommes ne s’intéressant pas au corps féminin, aux accouchements, domaine réservé aux femmes. Et si elles ont pu exercer la profession de chirurgien, comme le montre l’historienne Michèle Perrot, c’est parce que cette profession n’était pas reconnue par l’université. Un chirurgien était un technicien, pas un scientifique.
Les quelques femmes « savantes » étaient généralement issues de milieux sociaux favorisés. Elles ne pouvaient suivre une scolarité institutionnelle, mais elles bénéficiaient de cours de précepteurs. Le contexte familial (en particulier le rôle du père ou celui du conjoint) était déterminant à leur émancipation.
Prenons le cas de la mathématicienne Marie-Sophie Germain (1776-1831). Elle se forge une vaste culture scientifique grâce à la bibliothèque paternelle, qui rapidement ne lui suffit plus. L’école Polytechnique étant interdite aux femmes, pour correspondre avec les professeurs, elle se fait passer pour « Le Blanc, élève de l’école polytechnique ». En 1816, elle est la première femme à recevoir le prix de l’Académie des sciences, mais son mémoire ne sera pas publié.
E,J. : Le contexte devient-il plus favorable au XXe siècle ?
S. B. et B.L. : Certes, il y a des changements, mais les carrières féminines scientifiques demeurent de l’ordre de l’exception. Faut-il rappeler que Marie Sklodowska-Curie ne devint professeur à la Sorbonne qu’à la mort de son mari, titulaire de la chaire.
Autre exemple, dans notre discipline, l’économie. Dans son ouvrage Histoire de l’analyse économique, Joseph Schumpeter ne recense pas de femmes. Par ailleurs, depuis que le prix Nobel d’économie a été créé en 1968, aucune économiste n’a été couronnée.
Néanmoins, depuis le milieu du XXe siècle, l’écart entre la proportion de femmes et d’hommes exerçant le métier de professeur (y compris du secondaire) ou une profession scientifique ne cesse de se creuser en faveur des femmes. Pourtant, la proportion de femmes enseignantes et chercheuses à l’université est très en-deçà de leurs performances en tant qu’étudiantes. En 2004-2005, plus de la moitié des étudiants français sont des étudiantes. Mais, leur proportion diminue au fil des diplômes. Elles sont 57% en Licence, 56% en Master et 45% en Doctorat.
E,J. : Comment expliquer la place marginale des femmes à l’université ?
S. B. et B.L. : Sur cette question, les barrières semblent construites par les femmes elles-mêmes et surtout par la société. Ces arguments sont à nos yeux complémentaires et montrent le rôle clé de la socialisation, c’est-à-dire la place qui leur est assignée dans la société et par la société dans les choix ou les refus disciplinaires féminins.
Le constat bien connu du « plafond de verre », qui évoque la difficulté pour les femmes d’atteindre des postes de pouvoir, existe tant dans le domaine de l’enseignement et de la recherche que dans les autres activités professionnelles, en Europe, comme en France.
Dans les universités françaises, les femmes représentaient en 2003 environ 38% des maîtres de conférences et seulement 16% des professeurs. Dans les établissements publics de recherche, on compte 38% de chargées de recherche et seulement 22% de directrices de recherche. La participation des femmes aux instances de décisions, d’orientation et d’évaluation est bien plus faible mais en progression, passant de 15% à 23% entre les périodes 1984-1988 et 1999-2001.
En 2004, sur 85 postes de présidents d’université, seuls 8 sont tenus par des femmes. Au Conseil National des Universités (CNU), l’inégalité est de rigueur : on compte 10 présidentes pour l’ensemble des 71 sections.
E,J. : Comment expliquer cette situation?
S. B. et B.L. : Plusieurs arguments peuvent être avancés. D’abord les activités que mènent les femmes à l’université ne favorisent pas ou peu leur promotion. Si les femmes sont plus visibles à l’université, elles le sont davantage dans l’administration et l’enseignement. Les femmes recréeraient au sein de l’université un espace privé en y obtenant des postes de gestionnaires. L’université pourrait ainsi être schématiquement découpée en deux espaces: l’espace du privé d’un côté, de la gestion des formations notamment, dans lequel les femmes dominent et l’espace du dehors de l’autre, des colloques internationaux, des contrats de recherche, des comités de lecture, où les hommes exercent leur pouvoir. Pourtant, c’est la recherche qui seule est considérée dans le dossier d’évolution de la carrière.
La vie familiale peut aussi être un handicap, empêchant ou réduisant l’insertion dans les réseaux essentiels aux promotions. Les freins existeraient aussi au niveau des commissions de spécialistes, et tiendraient donc au mode de sélection. Dans celles-ci, les hommes majoritaires pourraient se montrer peu enclins à transmettre le pouvoir aux femmes. Les femmes mariées verraient aussi parfois leur salaire considéré encore aujourd’hui comme « salaire d’appoint », rendant inutile, aux yeux de certaines commissions de spécialistes, leur promotion.
E,J. : Les évolutions actuelles dans l’université et la recherche sont-elles favorables à une meilleure reconnaissance du travail des femmes à l’université et dans la recherche ?
S. B. et B.L. : Au niveau européen, comme en France, des groupes de travail ont été constitués pour étudier plus précisément cette question, établir des statistiques et encourager l’amélioration de la position des femmes. Malgré l’augmentation sensible du nombre de femmes, leur place semble toutefois souvent se résumer à celle des petites mains de l’enseignement et de la recherche. Un chiffre encore : au CNRS, seuls 31% des chercheurs sont des femmes (pourcentage qui reste stable depuis la fin des années 1980). Les récentes nominations au sein des directions et à son conseil d’administration voient les femmes diminuer en nombre, mise à part la présidente, Catherine Brechignac. Il ne subsiste qu’une femme au conseil d’administration contre 7 auparavant. Sur les 20 postes de direction les plus importants, une seule femme était en poste en octobre 2005. La situation a changé en février 2006 peut-être en raison de la forte médiatisation de la question (voir le site : www.cnrs.fr).
Enfin, la loi sur l’innovation de 1999 a assigné une nouvelle mission à l’université : la valorisation de la recherche (création d’entreprise, dépôt de brevets à partir des résultats de la recherche de l’universitaire). Les handicaps se cumulent, car comment créer une entreprise à partir de ses travaux de recherche ou déposer un brevet si le temps consacré à la recherche est du temps volé au temps consacré à l’enseignement et aux tâches administratives ?
Michèle Perrot en 2001 se posait la question : qu’est-ce qu’un métier de femme ? Les métiers de femmes ou reconnus comme tels s’inscrivent dans le prolongement des fonctions dites naturelles et ménagères des femmes: institutrice, infirmière, assistante sociale, secrétaire. L’activité de la femme scientifique à l’université semble à nouveau se retrouver dans le prolongement de ses attributs… naturels. La conquête de l’université doit alors se poursuivre et dépasser la question du nombre pour intégrer le contenu et les conditions de travail des femmes.
Interviews réalisées par Evelyne Jardin
Bio et biblio Maître de conférences habilitée à diriger des recherches, Sophie Boutillier est Docteur en sciences économiques et en sociologie. Elle dirige le D.E.S.S. Entrepreneuriat et redéploiement Industriel, ainsi que le Centre de Recherche sur l’Economie en Mutation et l’Entreprise (CREME) du Laboratoire RII. Spécialiste de la théorie de l’entrepreneur et en économie du travail, Sophie Boutillier poursuit actuellement des recherches sur les mutations de l’emploi, notamment par le biais de plusieurs études empiriques dans la région dunkerquoise et sur les conséquences de la mondialisation. Travaillant également sur l’économie de la Grèce, Sophie Boutillier enseigne à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (Paris). Elle est aussi membre de l’Observatoire de la Mondialisation (Paris). Diplômée de l’Institut d’Etudes Politiques de Lille, Docteur en économie et Maître de conférences habilitée à diriger des recherches, Blandine Laperche est directrice adjointe du Lab.RII. Elle est spécialisée en économie industrielle et de l’innovation. Elle s’intéresse tout particulièrement aux stratégies d’appropriation des connaissances et des informations scientifiques et techniques. La femme et l’industriel |