L’antisémitisme: une réalité sous-estimée
D. Sabo
L’antisémitisme reste un point aveugle pour les Français. Pourtant, il représente une réalité tangible en France dont témoignent les violences qui ont plus que doublé en 2014 par rapport à 2013.
Depuis l’assassinat d’Ilan Halimi, torturé et tué en 2006, par le gang de Youssouf Fofana, les meurtres odieux de Jonathan Sandler et des enfants Gabriel Sandler, Arieh Sandler et Myriam Monsonego par Mohammed Merah, également meurtrier des malheureux soldats Imad Ibn Ziaten, Mohamed Legouad et Abel Chennouf à Toulouse en 2012, puis ceux perpétrés par Mehdi Nemmouche à Bruxelles en 2014, jusqu’au massacre de l’Hypercacher, à Paris avec l’exécution froide de Yohan Cohen, Yoav Hattab Francois Michel Saada, Philippe Braham, les actes d’antisémitisme ont confirme leur progression. Les informations collectées par le Centre Kantor montrent que le nombre d’incidents antisémites violents a été trois fois plus élevé au cours de la période 2004-2013 qu’au cours de la décennie 1994-2004.
Au cours de l’été 2014, lors des manifestations contre l’intervention israélienne dans la bande de Gaza, des slogans « Mort aux Juifs ! » ont été entendus à Paris, place de la République ; à Sarcelles, ces cris ont débouché sur la mise à sac de commerces au motif qu’ils appartenaient à des Juifs. Une synagogue a été attaquée. Autant d’évènements qui provoquent la crainte de nombreux Juifs de France. Des milliers de gendarmes et de soldats sont mobilisés devant quelque 700 synagogues, écoles juives et centres communautaires qui constituent des cibles. L’allègement probable du dispositif de protection policière ne laisse d’inquiéter. Et certains parents s’interrogent: retirer leurs enfants des écoles confessionnelles qui accueillent environ 30.000 élèves en France. D’autres veulent s’installer en Israël. 6500 en 2014 soit 5 fois plus qu’en 2013. Le directeur en France d’un organisme paragouvernemental israélien anticipe 8.500 à 10.000 départs de France vers l’Etat hébreu en 2015, contre plus de 6.500 l’an passé – un record, déjà. L’Agence juive a enregistré au moins dix fois plus d’inscriptions – plus de 3.000 – à ses soirées d’information à Paris dans les semaines qui ont suivi les attentats.
L’antisémitisme dans l’opinion publique française
Selon une étude effectuée par Dominique Reynié, directeur général de la fondation pour l’innovation politique, professeur des universités à Sciences Po. (L’antisémitisme dans l’opinion publique française. Novembre 2014 *), l’année 2014 a connu une augmentation impressionnante (+ 91 %) des actes antisémites. Ainsi, de janvier à juillet 2014, comparativement à la même période en 2013, on a relevé 527 actes contre 276. La moitié des actes racistes sont des actes contre les Juifs. Ils constituent 50 % de tous les actes racistes, tandis que la communauté juive représente moins de 1 % de la population nationale.
Un des acteurs principaux du déchaînement antisémite est internet. Pour Dominique Reynié, ce nouvel acteur joue « un rôle devenu rapidement déterminant dans le domaine de l’information mais aussi de l’engagement politique, de la mobilisation militante et de la prise de parole en général et de type protestataire en particulier. Il offre la possibilité gratuite et anonyme d’émettre des messages, des opinions, de les recevoir, de les partager, sans devoir engager sa responsabilité. Ces outils d’influence offrent aux antisémites et aux racistes un statut d’extraterritorialité et, finalement, une impunité de fait, qui ne permet plus aux États de droit ni d’assurer la défense des valeurs humanistes ni de punir ceux qui se rendent coupables de les transgresser ».
Selon cette enquête, 16 % seulement des Français interrogés se disent d’accord avec l’affirmation selon laquelle, en France, « il y a plus de problèmes d’antisémitisme que de problèmes de racisme ». Autrement dit, 59 % des personnes estiment le contraire, « ce qui s’oppose à l’évidence des données sur les agressions antisémites. Il faut donc noter que, du point de vue du public, les agressions antisémites ne suscitent pas l’écho et la mémorisation auxquelles on pourrait s’attendre compte tenu de la nature des faits et de leur gravité », commente Dominique Reynié.
Le Front National enregistre le plus d’opinions antisémites et xénophobes
De tous les partis politiques, les sympathisants du Front national et les électeurs de Marine Le Pen constituent l’univers politique et partisan où l’on trouve, et de très loin, le plus d’opinions antisémites et xénophobes, révèle l’enquête. Les sympathisants du FN et ses électeurs ressemblent davantage au discours du fondateur du parti qu’au discours plus policé que sa nouvelle présidente s’efforce de mettre en scène.
Dieudonné et les manifestations antisémites
C’est l’affaire Dieudonné qui a rendu visible, en 2013-2014, l’existence de poches d’antisémitisme dans l’opinion française et révélé l’activisme de réseaux, de groupes, ultraminoritaires capables de produire et de propager à grande échelle des propos relevant de l’antisémitisme. Lors d’une manifestation parisienne de soutien à Dieudonné en janvier 2014, des slogans « Juifs hors de France » ont été criés par les manifestants. L’interdiction des spectacles décidée à la suite des outrances répétées de Dieudonné ainsi que des propos ignobles qu’il a pu tenir est considérée comme « justifiée » par 64 % des répondants et comme « pas justifiée » par un quart des répondants (26 %). Si les répondants ne se trompent pas sur les causes de l’interdiction de ces spectacles, un cinquième (21 %) prétendent y voir tout de même «l’influence de la communauté juive ». Cette proportion de gens qui approuvent les propos tenus par Dieudonné est significative. Ainsi 16 % d’entre eux disent partager certaines opinions exprimées par M’bala M’bala, dont celle-ci : « il existe un complot sioniste à l’échelle mondiale » (16 %).
Quand la moyenne des répondants (26 %) estime « injustifiée » l’interdiction du spectacle de Dieudonné, le chiffre atteint 57 % parmi les sympathisants du FN et 54 % chez les électeurs de Marine Le Pen. 39% des répondants sympathisants du FN et 42 % de ceux qui déclarent avoir voté pour Marine Le Pen en 2012 attribuent l’interdiction des spectacles de Dieudonné à « l’influence de la communauté juive ». Les sympathisants du FN et les électeurs de Marine Le Pen sont également plus nombreux à donner raison à Dieudonné à propos des préjugés antisémites qu’il exprime. En revanche, concernant l’opinion selon laquelle « on ne parle pas assez de l’esclavagisme qu’a subi la population noire », leur taux d’approbation se trouve cette fois en dessous de la moyenne.
Un autre événement a rendu visible cet activisme : les manifestations pro-palestiniennes en France. Au cours de l’été 2014, lors de l’opération militaire menée par Israël à Gaza, plus de 400 manifestations ont été organisées en France en signe de soutien aux Palestiniens. À Paris et dans la région parisienne, ces rassemblements ont donné lieu à des slogans hostiles aux Juifs. Ces propos menaçants ont finalement débouché sur des actions violentes de caractère antisémite. Signe supplémentaire de la relative bonne tenue de la société française, la très large partie de l’opinion a jugé de tels agissements « inacceptables » (73 %).
Le préjugé contre les Juifs le plus répandu (35 %) est celui selon lequel « les Juifs utilisent aujourd’hui dans leur propre intérêt leur statut de victimes du génocide nazi pendant la Seconde Guerre mondiale ».1Plus d’un cinquième des répondants (22 %) déclarent entendre « souvent ou de temps en temps » dire « du mal des Juifs » dans leur entourage.2Pour 25 % des répondants, le sionisme est « une organisation internationale qui vise à influencer le monde et la société au profit des Juifs ».
Un président juif, un voisin juif ?
L’hypothèse de l’élection d’un président de la République juif suscite encore le refus d’un cinquième (21 %) des répondants. Il y a dix ans le chiffre du refus était inférieur (17 %). Si 6 % des personnes interrogées disent vouloir éviter d’avoir « un voisin juif », la plupart des répondants (84 %) estiment qu’« un Français juif » est « aussi français qu’un autre ».
Parmi les électeurs de Marine Le Pen et les sympathisants du Front National si en moyenne, ils sont respectivement, 53 et 49% à déclarer vouloir éviter un président de la République juif. Beaucoup plus, donc, que les 21% de Français qui le refuseraient. Une proportion très importante (22 %) des sympathisants du FN dit vouloir éviter « un voisin juif » ; les électeurs de Marine Le Pen sont à peine moins nombreux à donner cette réponse (18 %). Enfin, de toutes les catégories de répondants, ce sont les sympathisants du Front national (39 %) et les électeurs de Marine Le Pen (37 %) qui estiment le plus qu’« un Français Juif n’est pas aussi français qu’un autre Français », contre 16 % en moyenne. Pour les trois quarts des sympathisants du Front national (77 %) et des électeurs de Marine Le Pen (70 %), « un Français musulman n’est pas aussi français qu’un autre Français », contre 35 % en moyenne. De même, pour les sympathisants du Front national (75 %) et les électeurs de Marine Le Pen (71 %), « un Français d’origine immigrée n’est pas aussi français qu’un autre Français », contre 36 % en moyenne.
L’enseignement de la Shoah
A propos de l’enseignement de la Shoah, les personnes interrogées adhèrent massivement à l’idée qu’il faut l’inscrire dans les dispositifs de lutte contre l’antisémitisme et contre le racisme. Dans l’opinion publique française, le négationnisme n’existe pas. La Shoah est considérée comme un crime monstrueux par 69% et comme un drame parmi d’autres de cette guerre qui a fait beaucoup de victimes par 29%.
Les sympathisants du FN et les électeurs de Marine Le Pen se distinguent plus encore sur l’utilité de l’enseignement de la Shoah : ils sont deux fois plus nombreux que la moyenne à ne pas être d’accord avec « l’enseignement de la Shoah aux jeunes générations pour éviter que cela se reproduise ». Les sympathisants du FN et les électeurs de Marine Le Pen sont de loin les plus enclins à contester la singularité de la Shoah. « Là encore, les paroles que le père fondateur, Jean-Marie Le Pen, a prononcées en 1988, ont laissé plus que des souvenirs, l’équivalent d’une doctrine ouverte au négationnisme » commente Dominique Reynié. Les sympathisants du FN et les électeurs de Marine Le Pen sont trois fois plus nombreux que la moyenne (85%) à être en désaccord avec l’idée d’une lutte nécessaire contre le racisme, l’antisémitisme « pour que la Shoah ne se reproduise pas ». Ils sont plus nombreux (73%) que la moyenne à estimer « compréhensibles » les slogans et les actes antisémites enregistrés lors de la crise de l’été 2014.
D’une manière générale, les sympathisants du FN et les électeurs de Marine Le Pen expriment un tel niveau de xénophobie pour les Maghrébins, les Noirs d’Afrique, les musulmans et « les étrangers en général » qu’il est impossible de le dépasser. « On voit ici que le Front national en 2014 est toujours ce parti fondé par Jean-Marie Le Pen en 1972 et dont sa fille, Marine Le Pen, a pris la tête en 2011. En réalité, Marine Le Pen ne préside pas son parti, mais celui de Jean-Marie Le Pen », précise Dominique Reynié.
Et les musulmans que répondent-ils ?
Les répondants musulmans sont deux à trois fois plus nombreux que la moyenne à partager des préjugés contre les Juifs. La proportion est d’autant plus forte que la personne interrogée déclare un engagement plus grand dans la religion. Ainsi, lorsque 19 % de l’ensemble des personnes interrogées indiquent adhérer à l’idée selon laquelle « les Juifs ont trop de pouvoir dans le domaine de la politique », le taux grimpe à 51 % pour l’ensemble des musulmans. « Cette question permet d’illustrer les effets de la pratique religieuse sur l’adhésion aux items antisémites : en effet, l’adhésion à cet item est de 37 % chez les personnes qui déclarent une « origine musulmane », de 49 % chez les « musulmans croyants » et de 63 % chez les « musulmans croyants et pratiquants », note l’enquête.
L’affaire Dieudonné souligne la réalité d’un important clivage d’opinion entre les musulmans et le reste de la société.
On le voit, par exemple, au fait que la majorité des musulmans interrogés (53 %) n’estime « pas justifiée » l’interdiction du spectacle, tandis qu’une telle opinion est partagée par un quart (26 %) de la population totale âgée de 16 ans et plus. De même, la proportion des musulmans considérant que « l’influence de la communauté juive » est la principale cause de l’interdiction du spectacle est partagée par près d’un musulman sur deux interrogés (45 %) et atteint le double de la moyenne (21 %).
Les musulmans déclarent partager les opinions de Dieudonné dans des proportions très supérieures à la moyenne. Cette adhésion déclarée peut conduire certains répondants à l’expression des préjugés les plus caractéristiques. Ainsi, l’idée selon laquelle le sionisme « est une organisation internationale qui vise à influencer le monde », si typique de la vision antisémite, suscite un niveau d’approbation très élevé parmi les musulmans interrogés (44 %), contre 16 % en moyenne de la population âgée de 16 ans et plus. On voit encore ici que la proportion croît avec le degré d’implication religieuse. L’existence d’un complot sioniste est de 30 % chez ceux qui déclarent une « origine musulmane », de 42 % chez les « musulmans croyants » et de 56 % chez les « musulmans croyants et pratiquants ».
« En testant l’approbation ou le rejet d’opinions présentées comme émises par Dieudonné, on voit confirmée l’adhésion à l’opinion complotiste, qui est l’une des composantes les plus fortes de la vision antisémite », fait observer l’enquête. Plus de la moitié des musulmans interrogés (57 %) considèrent que Dieudonné a « plutôt raison » lorsqu’il dit que le sionisme « est une organisation internationale qui vise à influencer le monde et la société au profit des Juifs ». La proportion atteint même 64 % chez les musulmans croyants et pratiquants.
Pour les musulmans, il est important d’enseigner la Shoah
Cependant, les musulmans interrogés approuvent largement l’idée qu’il est important d’enseigner la Shoah aux jeunes afin d’éviter que cela se reproduise. Le rapport aux drames du passé – ici à la Shoah – suscite, comme on le voit, des réponses très différentes de celles qui ont été jusque-là enregistrées, voire inattendu compte tenu des éléments précédemment énoncés. Les opinions selon lesquelles la Shoah serait une exagération ou une invention ne trouvent aucun écho parmi les musulmans interrogés. L’idée qu’il est nécessaire de lutter contre l’antisémitisme et le racisme pour qu’une tragédie comme la Shoah ne se reproduise pas est d’ailleurs plus largement répandue parmi les musulmans interrogés (89 %) que dans l’ensemble de la population (85 %).
Selon l’étude, il n’y a pas plus de négationnisme exprimé dans l’opinion musulmane que dans l’opinion nationale en général. Ils sont aussi 85 % à affirmer que le fait d’apprendre qu’une personne qu’ils connaissent est juive, ne leur fait « rien de particulier ». Dans les populations interrogées, les musulmans sont bien plus nombreux que les sympathisants du FN et les électeurs de Marine Le Pen à considérer un « Français juif » « aussi français qu’un autre Français ».
À rebours de ces indications, on note que les musulmans sont plus nombreux (34 %) que la moyenne (22 %) à répondre qu’il leur arrive « souvent » ou « de temps en temps » d’entendre dans leur entourage dire du mal des Juifs. Le point de vue des musulmans sur le racisme est marqué par le sentiment d’en être la victime. Ainsi les deux tiers (68 %) des musulmans interrogés pensent qu’il y a en France du « racisme antimusulman » et un tiers (31 %) qu’il y a du « racisme antijuif ». On trouve l’expression d’un certain contentieux dans le fait que les musulmans interrogés sont deux fois plus nombreux que la moyenne à estimer qu’en France on lutte plus contre l’antisémitisme que contre le racisme.
« En moins d’une décennie, la société française est passée d’une attente d’ouverture au monde relativement majoritaire dans l’opinion (2006) à une demande de protection vis-à-vis du monde relativement majoritaire (2014), même si ce désir de repli est en fort recul par rapport à 2013, 2012 et 2011 où il semble avoir culminé, conclue l’enquête. La question de savoir où en est la demande de repli est donc particulièrement importante pour observer et comprendre le phénomène de l’antisémitisme, tant le lien semble fort entre les deux types d’opinion.
Si l’on considère plus spécifiquement le degré de rejet des étrangers, des immigrés et plus généralement de ceux qui apparaissent différents par leur religion (juifs, musulmans, protestants) ou leur origine malgré leur nationalité française commune (Maghrébins, musulmans, Noirs d’Afrique, Asiatiques, « étrangers en général »), alors le lien avec les opinions antisémites est frappant. C’est une confirmation de ce que les sciences sociales ont amplement démontré : le racisme, la xénophobie et l’antisémitisme sont des opinions liées entre elles, qui se génèrent et se renforcent mutuellement, comme on le voit ici où, parmi les personnes qui pensent que les Juifs sont responsables de la crise économique actuelle, une proportion très supérieure à la moyenne pense que sont « trop nombreux » en France les Maghrébins (86 %), les musulmans (79 %), les Juifs (69 %), les Noirs d’Afrique (68 %), les « étrangers en général » (59 %), les Asiatiques (40 %) et les protestants (24%) ».
* Enquêtes d’opinion réalisées par l’ifop : l’une, administrée online, porte sur un échantillon de 1 005 personnes représentatif des Français âgés de 16 ans et plus ; l’autre, administrée en face- à-face, porte sur un échantillon de 575 personnes déclarant être nées dans une famille de religion musulmane, françaises ou non, vivant en France, âgées de 16 ans et plus)
* Cette enquête volumineuse concerne plusieurs catégories de personnes mais nous n’avons retenu pour ce sujet que la partie concernant l’opinion française, les électeurs et sympathisants du Front National, ainsi que les musulmans de France.