La mort, le 11 mars, de l’ancien président serbe Slobodan Milosevic interrompt le processus du TPIY (Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie). Pour Jacques Sémelin, auteur de Purifier et détruire (Seuil, 24 €), l’action judiciaire ne doit pas faire oublier le nécessaire travail de mémoire. Cet entretien, réalisé par Philippe Merlant, a été publié dans l’hebdomadaire La Vie du 16 mars 2006.
A lire dans ce même magazine : Est-ce ainsi que les hommes vont en guerre ?
La mort de Milosevic ravive des tensions dans l’ex-Yougoslavie. Le feu couve-t-il toujours sous les cendres ?
Jacques Sémelin : C’est l’impression que j’ai eue l’été dernier en me rendant en Bosnie à l’occasion des dix ans du massacre de Srebrenica. D’abord, de nombreux problèmes ne sont pas réglés : les accords de Dayton restent difficiles à appliquer tant la cohabitation entre bosno-serbes et musulmans bosniaques semble insoluble ; et si le Kosovo devient indépendant, il est probable que les Serbes de Bosnie (réunis dans la Republica Serbska) demanderont leur rattachement à Belgrade. Les plaies restent à vif, et on assiste à une véritable « guerre des mémoires » : chaque camp accuse l’autre d’avoir été responsable du déclenchement des hostilités. En même temps, les nostalgiques de Milosevic n’ont pas réussi, à la mort de leur leader, à rassembler des foules importantes : la majorité des Serbes veulent aujourd’hui tourner la page.
De quel enchaînement de facteurs les massacres en ex-Yougoslavie furent-ils le fruit ?
J. S. : Dans mon dernier livre, résultat de dix ans de recherche sur les processus génocidaires, j’ai voulu comprendre comment des individus ordinaires peuvent basculer dans le massacre de leurs semblables. Dans les trois exemples étudiés – la Shoah, le génocide des Tutsis au Rwanda et les nettoyages éthniques en ex-Yougoslavie -, on trouve, au départ, un contexte de grande incertitude. A la mort de Tito, par exemple, les Yougoslaves ne savaient pas ce qu’ils allaient devenir. La crise économique était très grave, le niveau de vie avait baissé de 30 %, et la province la plus pauvre du pays, le Kosovo, était déchirée entre une minorité serbe (10 % des habitants) et une large majorité albanaise. Dans ce contexte, l’écrivain nationaliste Dobrica Cosic s’est mis à expliquer aux Serbes qu’ils étaient des victimes de l’Histoire, qu’ils devaient revenir à leurs valeurs fondamentales et comprendre que tous leurs malheurs venaient notamment des Albanais. A partir de là, la mécanique qui permet d’ostraciser l’autre, de l’exclure, de le violenter, voire de le tuer, peut prospérer.
Mon hypothèse, c’est que tout massacre procède d’un processus mental. Donc de la construction d’un imaginaire reposant sur trois piliers fondamentaux : identité, pureté et sécurité. Le « dilemme de sécurité », en particulier, consiste à dire : « C’est eux ou c’est nous« . Autrement dit : « Si on ne se défend pas, ils vont nous avoir… » Cette obsession paranoïaque du complot justifie le passage à l’acte : le futur assassin se présente comme la victime.
Quelle fut, à vos yeux, la responsabilité personnelle de Milosevic dans ces massacres ?
J. S. : En ex-Yougoslavie, s’est joué un scénario de crise, conduisant à l’effondrement de la fédération yougoslave, dans lequel le président serbe porte une large part de responsabilité, mais une part seulement. Même si c’est la Serbie qui a tenu au départ une place importante dans le déclenchement de la guerre, on ne peut pas éluder le rôle joué par les Croates ou les musulmans bosniaques.
La création du TPI vous semble-t-elle avoir été la bonne réponse ?
J. S. : A sa création, en mai 1993, cela faisait déjà deux ans qu’on se battait en ex-Yougoslavie. On s’est donné un outil pour juger les crimes, pas pour les empêcher. Cela montre bien l’attitude équivoque de la communauté internationale. Mais aujourd’hui, la mort de Milosevic est ressentie avec amertume par tous ceux qui croient à la justice internationale.
Quelles en sont les conséquences ?
J. S. : D’un côté, elle arrange un certain nombre de gens qui ne souhaitaient pas que l’ex-président serbe puisse aller au bout de sa défense et évoquer sa reconnaissance officielle par la communauté internationale jusqu’en 1998. Rappelons que Milosevic voulait citer à la barre Chirac, Blair ou Clinton ! Ces derniers ne l’avaient-il pas considéré comme leur partenaire incontournable, principal garant de la paix dans les Balkans, pour faire respecter les accords de Dayton ? Le TPI aurait été un laboratoire intéressant de ce point de vue…
D’un autre côté, la mort de Milosevic pourrait faciliter l’arrestation de Ralko Mladic et Radovan Karadzic, les deux dirigeants bosno-serbes, toujours en fuite : leur leader étant mort, ils vont pouvoir le charger, donc accepter plus facilement de se livrer. Encore qu’ils soient toujours considérés comme des héros, notamment par les milieux religieux orthodoxes. S’ils ne sont pas arrêtés, ce serait un énorme échec pour la justice internationale.
Mais ne mise-t-on pas trop sur elle ?
J. S. : La justice ne peut pas tout faire. Et elle ne dispense pas du nécessaire travail de mémoire. Dans ces périodes-là, bien sûr, on a plutôt envie de tourner la page. Mais qu’a-t-on comme perspective à offrir à un pays comme la Bosnie sinon de lui ouvrir la voie d’une intégration européenne ? Je pense qu’il faudrait aussi s’engager vers un processus de « réconciliation ». Mais pas dans n’importe quelles conditions : compte tenu des ressentiments qui existent aujourd’hui dans les Balkans, je craindrais beaucoup qu’un tel processus soit instrumentalisé pour attiser les haines. Certains historiens tentent aujourd’hui de construire un récit commun du conflit à partir de regards croisés. C’est une voie prometteuse. Mais soyons réalistes : cela prendra beaucoup de temps.
Propos recueillis par Philippe Merlant