Est-il encore temps de réfléchir, avant qu’il ne disparaisse, à ce que représente pour moi le mouvement Nuit Debout et, notamment à son rapport avec ce que j’avais vécu moi-même en 68, il y a presque 50 ans ?
Il me semble, mais c’est peut-être le recul des ans et l’idéalisation de ma propre jeunesse qui troublent mon jugement, que les deux mouvements ne sont pas de même nature.

Mai 68 était une explosion violente, mais joyeuse, créative, pleine d’espoir. Nous faisions sauter le couvercle de la bien-pensance et du politiquement correct d’alors. A l’acmé des Trente Glorieuses, avec un chômage quasi inexistant, nos revendications n’étaient guère économiques. Nous attendions surtout une révolution des mœurs. Et nous l’avons obtenue, pour le meilleur et pour le pire.

Rappelons-nous les principaux slogans de cette époque : « L’imagination au pouvoir », « La beauté est dans la rue », « Faites l’amour, pas la guerre », « Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi ». Ou encore : « Je ne veux pas perdre ma vie à la gagner », « On ne tombe pas amoureux d’un taux de croissance », « Soyons réalistes, demandons l’impossible ». Et aussi : « Fermons la télé, ouvrons les yeux », « Élections, piège à cons », « Prenons nos désirs pour des réalités », « Sous les pavés la plage ».

Rêve tristounet

Quels sont les slogans de Nuit Debout ? Étrangement, alors que nous sommes dans le règne de la communication instantanée (quand, en 68, nous n’avions que le papier, trois chaînes de télé d’état et quelques radios officielles), aucun n’émerge, aucun n’a fait florès. Il faut chercher pour en trouver quelques-uns, écrits sur le sol de la Place de la République et photographiés par les journaux : « Mais comment attendre quand le monde tombe ? », « La jeunesse emmerde la loi Travail », « Qui sème la misère, récolte la colère », « La liberté est notre bien commun », « Maintenant que nous sommes ensemble, ça va mieux ».
Pas très gai, pas très engageant, un peu lourd. Plus de désespoir sur le monde tel qu’il est que d’espérance en un monde meilleur. On trouve quand même : « Demain commence ici » ou « Préavis de rêve » et « Rêve général » qui ne font cependant pas vraiment rêver tant on y entend le mot grève, qui n’est pas la plage qu’on trouve sous les pavés.

Je ne suis pas allé Place de la République, ni en aucun des lieux où se tiennent les Nuit Debout. Peut-être l’enthousiasme y est-il plus marqué que ce qu’en laisse transparaître la presse. Car ce que j’en lis, les interviews des « nuitdeboutistes », me paraît emprunt d’un esprit de sérieux un peu tristounet et relève plus de l’appel à la résistance qu’à l’existence. Si enthousiasme il y a, il a du mal à se transmettre.

Vieux monde

Si l’on peut lire, en filigrane, une critique dans mes propos, c’est plutôt à moi-même et à ma génération qu’elle s’adresse. Car si nous en sommes arrivés à cette tristesse ambiante, à ce manque d’avenir, à la déréliction d’une grande partie de la jeunesse, à la crise permanente, à la marchandisation universelle des biens, des êtres et des relations, c’est largement de notre faute. Nous étions dans une époque bénie, nous avions toutes les cartes en main, sinon pour changer le monde, du moins pour le rendre moins dur, et nous avons tout gâché.

Regardons à nouveau nos beaux slogans. Foin d’imagination, nous n’avons plus au pouvoir que des gestionnaires sans vision et des experts calculateurs. Nos villes sont enlaidies de zones commerciales périphériques toutes identiques et inhumaines et c’est la guerre qui est dans nos rues. Nous sommes obsédés par notre taux de croissance, nous ne jurons que par le travail qui épuise certains et manque à beaucoup. Le « réalisme », c’est-à-dire la vulgate libérale, guide tous nos choix et la réalité économique se nourrit de nos désirs. Nos yeux sont en permanence fixés sur des écrans et nous avons bétonné toutes les plages. Les élections sont plus que jamais des pièges à cons. Et c’est un vieux monde épuisé qui est encore devant nous et que nous laissons à nos enfants. Tout cela n’est pas glorieux.

Oui, nous laissons nos enfants seuls debout dans la nuit, au seuil d’un monde confus et obscur dont on peut légitimement craindre qu’il ne sombre dans la catastrophe. C’est pourquoi m’est revenu ce vers de l’Énéide de Virgile, placé en titre, et qu’on peut traduire par : *« ils allaient ombres obscures dans la solitude de la nuit ». Énée et la Sybille s’enfoncent dans le monde souterrain des enfers.

Tueurs de l’avenir

Les « Nuit Debout » ne sont-ils pas déjà des ombres qui s’effacent, brûlées par le soleil noir des syndicats et l’astre mourant de la CGT ? Ne suis-je pas en train de parler d’un mouvement défunt, comme je me le demandais au début de cette chronique ?

Aujourd’hui, les syndicats du vieux monde*, avec leurs vieilles méthodes qui depuis cinquante ans prouvent constamment leur inefficacité, ont repris la main et les médias. Ils se moquent totalement des jeunes au nom desquels ils prétendent parler. Ils n’ont depuis longtemps jamais levé le petit doigt pour les aider. Ils ne cherchent, dans la bataille stérile qu’ils ont engagée, qu’à maintenir le statu quo qui leur permet de survivre, qu’à servir leurs intérêts, qu’à préserver leur primauté sur les autres. Ils ne voient, dans la loi Travail, que l’article 2 qui leur enlèverait, en effet, certaines de leurs prérogatives. Ils ignorent, volontairement, tous les autres articles qui sont favorables aux salariés qu’ils sont censés défendre. Ils agissent comme des tueurs de l’avenir.

Trahison

Qu’on se rassure, ou qu’on s’inquiète, plutôt. En 68 aussi, les syndicats ont tué le mouvement qu’ils n’avaient pas lancé ni même vu venir et récupéré la mise, en cheville avec le gouvernement et les syndicats patronaux. Tous nos rêves d’alors, notre envie de changer le monde ont abouti en tout et pour tout aux accords de Grenelle, c’est-à-dire à une augmentation du SMIC et, tenez-vous bien, à la création de la section syndicale d’entreprise ! (Auparavant, les syndicats n’avaient pas leur place au sein de l’entreprise, ils agissaient depuis l’extérieur.)

Toute cette fête joyeuse, cette libération des énergies, cet enthousiasme créateur pour qu’au final, les syndicats puissent renforcer leurs positions. C’est peut-être notre seule excuse d’avoir renié nos promesses. Nous avons été naïfs. Nous n’aurions pas dû nous laisser faire. Nous avons été trahis par le « réalisme » des opportunistes institutionnels dont le seul but est de durer. Un demi-siècle plus tard, on en est toujours là.

* Seuls, la CFDT et quelques autres cherchent à être des syndicats d’un monde nouveau.

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

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