Grèce – Malgré la primauté de la famille, s’engager ensemble en coopérative
Annette Preyer
La mentalité grecque serait responsable du délabrement de l’économie grecque, selon de nombreux commentateurs fondamentalement hostiles aux plans de sauvetage européens.
Il y a du vrai là-dedans, répond Aristos Doxiadis, économiste, investisseur en capital-risque fin analyste de la Grèce et engagé pour son pays.
Pour Aristos Doxiadis, au cours des derniers siècles, les Grecs ont manqué deux processus qui ont créé les conditions de la coopération ailleurs. C’est d’abord l’internalisation par les individus des règles de société, notamment médiatisées par les églises catholiques et protestantes, alors que l’église orthodoxe se situe du côté de la mystique et de l’au-delà. Ensuite, aussi bien en politique qu’en économie, les autres pays occidentaux ont bâti des États et de grandes entreprises, avec des hiérarchies et des places attribuées stables. C’est-à-dire que le capitalisme s’y est développé non seulement grâce au marché libre et à l’initiative individuelle, mais aussi grâce à son environnement de règles, de responsabilité et de coopération. Autrement c’est la jungle – comme en Russie – ou une communauté d’épiciers, comme en Grèce.
Pour améliorer la situation, Aristos Doxiadis mise sur un changement institutionnel mais aussi sur des réseaux d’apprentissage entre pairs et des regroupements d’activités similaires.
Certaines personnes que j’ai rencontrées à Thessalonique partagent son analyse et se sont justement lancées dans l’aventure de la coopérative. Et même la coopérative sociale, introduite en Grèce par la loi fin 2011. Dans une telle structure, chaque membre a une voix, peu importe sa part dans le capital. Le bénéfice doit être majoritairement réinvesti, surtout pour créer des emplois. Seul le solde peut être distribué entre les coopérateurs.
Libres, fiers et indépendants jusqu’à l’anarchisme
Sakis Manafis, ancien producteur de grands spectacles genre Holiday on Ice ou le Ballet du Kirov, que les spectateurs grecs ne peuvent plus s’offrir aujourd’hui, s’est lancé avec les mêmes élan et professionnalisme … dans l’épicerie en coopérative à Kalamaria, banlieue de Thessalonique. « Les Grecs sont libres, fiers et indépendants jusqu’à l’anarchisme, affirme Sakis. Ils ne préparent pas l’avenir se fiant à leur capacité de trouver une solution de dernière minute (modèle Ulysse) ou espérant l’intervention d’un deus ex machina. Il faut une crise pour qu’ils coopèrent. Et nous allons démontrer que la coopération est possible. Chacun garde sa personnalité avec ses qualités et ses défauts, développe ses talents mais met son égo de côté. »
Ils sont huit entre 23 et 56 ans à avoir ouvert l’épicerie-restaurant-salle de réunion EcoPolis, le 20 mai 2015. Le concept de base mûrit depuis cinq, six ans déjà : la Grèce a un climat et une végétation extraordinaires, mais est bien trop petite pour nourrir la planète. Elle doit faire de la qualité.
Pour la qualité, il faut de la main d’œuvre, une contribution pour résorber le chômage. EcoPolis propose donc ce que l’agriculture et l’agro-alimentaire grecques ont de meilleur, bio ou pas bio. L’équipe organise aussi des animations pour enfants et des conférences pour mieux faire connaître les richesses de la terre grecque et pour créer du collectif, des échanges, des apprentissages. Dans un an, la prochaine étape : ouvrir une épicerie-restaurant semblable en franchise.
Eleni Papatheodosiou, rencontrée il y a deux au marché Koino, dont elle est un membre fondateur, a, elle aussi sauté le pas. Economiste, responsable de programmes européens puis prof d’économie, elle m’avait annoncé son projet. En route vers son café-pâtisserie-boulangerie (https://www.facebook.com/dhmiourgieskoinsep). Je m’étais attendu à un espace alternatif, fait de bric et de broc. Je suis accueillie dans un salon de thé, décoré avec une grande attention au détail. Service professionnel et très souriant. Un délicieux gâteau torsadé vient avec le café ou le thé. Sur la terrasse des jeunes femmes dont une avec bébé ; un groupe de cinq lycéennes, cheveux longs et l’œil en permanence sur le téléphone.
Se lancer ensemble sans l’aide des banques
Eleni trouve cinq minutes pour s’asseoir et raconter. Oui, sa fille Eva, diplômée en mathématique, est bien son associée, comme prévu. Mais les règles d’hygiène lui interdisent de faire portes ouvertes ou donner des cours de pâtisserie. A la place, Eleni organise des séminaires gratuits. Par exemple une demi journée avec 15 personnes sur les herbes, ou les pains de savon. Les herbes ont attiré plutôt des femmes âgées, le savon de jeunes femmes. Devant la pâtisserie, des herbes ont été plantées et les passants peuvent se servir – sans arracher la plante ! Et cela marche.
Comme Sakis pour EcoPolis, Eleni n’a pas sollicité de crédit bancaire. Sakis a fait du crowdfunding, Eleni et ses associés ont fait appel à leurs familles. La pâtisserie est ouverte sept jours sur sept, de 7 h 00 du matin à 23 h 00 avec une pause de 15 h 00 à 17 h 00. Dhmiourgies (‘créations’ au pluriel pour couvrir la multi-activité) vend du pain et du lait depuis le début afin d’avoir des clients dans le voisinage dès le premier jour et de se faire ainsi connaître.
Eleni est toujours membre de Koino, mais avec des journées de 12 heures elle ne peut plus s’y investir. Dans deux mois, elle espère atteindre l’équilibre financier afin de pouvoir se payer les premiers salaires. L’arrivée d’une sixième associée, spécialiste des gâteaux de mariage et de baptême, permettra de développer l’activité de traiteur.
Il y a 16 coopératives sociales à Thessalonique et elles forment un réseau dont Sakis et Eleni font évidemment partie. Parmi eux, des bars gérés par des étudiants, des structures ‘pis-aller’ pour financer des études, conviviales et néanmoins très pro. Ainsi, presque côte à côte ‘Belleville sin patron’ et ‘Domino.
La librairie-café Akyvérni̱tes Politeíes en revanche est un projet de passion et à long terme.
Ouvert en octobre 2013, en plein centre ville de Thessalonique, dans le quartier des étudiants, plein d’autres librairies, par cinq professionnels du livre. Le nom est celui de la trilogie « Cités à la dérive » de Stratis Tsirkas mais je pense que cette traduction ne leur plairait pas. Ils comprennent le mot comme ‘sans gouvernement’, ils aspirent à un monde sans discrimination et sans pouvoirs. En tout cas, au sein de la coopérative, il n’y a pas de patron et tous ont le même salaire horaire. Leur activité s’est bien développée jusqu’à noël 2014, puis elle s’est tassée, comme toute la conjoncture grecque. Mais ils y croient et continuent à donner 5% de leur revenu pour des mouvements solidaires.
(http://akybernitespoliteies.org/)
BiosCoop : 400 adhérents pour une supérette à but non lucratif
Et pour conclure ce panorama des coopératives de Thessalonique voici BiosCoop , organisation d’une autre forme (la même que Koino souhaite donner au marché de producteurs). Il s’agit d’une supérette établie dans un quartier de classes moyennes de Thessalonique depuis novembre 2013, où travaillent six employés pour 600 euros/mois, dont le directeur qui reçoit quelques 900 euros/mois.
Quelle est la différence par rapport à une supérette « normale » ?
D’abord le business modèle : BiosCoop privilégie toujours des produits grecs et de préférence livrés directement par le producteur ou l’industriel afin d’éviter les coûts d’intermédiaires. Avec l’objectif de proposer le meilleur prix aux producteurs comme aux consommateurs. Ensuite le mode de gestion : il y a des comités permanents et des groupes de travail pour tous les sujets, depuis l’approvisionnement et la qualité des produits, l’éducation et la formation, les médias, les événements, la surveillance des prix et le mouvement des produits jusqu’à la communication avec les fournisseurs.
Et chacun y apportent ses compétences professionnelles, l’enseignant en chimie, le fonctionnaire au ministère de l’agriculture comme le sociologue et le comptable. Ils vont jusqu’à faire des dégustation de plats cuisinés par leurs soins pour choisir les fèves et haricots qu’ils vont vendre.
BiosCoop s’est lancée dès que le minimum réglementaire de 100 membres a été atteint. A l’ouverture ils étaient 300. Chaque adhérent verse une fois 150 euros. Aujourd’hui ils sont 400 et dès 600 ils ouvrent un second magasin.
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