Erwan Lecoeur : « Critiquer le système médiatique rallie une large majorité de la population »
Pour Erwan Lecoeur, sociologue et ancien directeur de l’Observatoire du Débat Public*, le constat est alarmant. Les médias n’ont pas suffisamment tiré les leçons des critiques proférées à leur encontre en 2002. S’ils ont abandonné le traitement mono thématique de l’insécurité, reproché alors, ils sont retombés dans leur principaux travers : emballement médiatique, choix de sujets anecdotiques, approche psychologisante des candidats au détriment d’une analyse profonde des programmes, mise en scène du « peuple » pour un faux débat démocratique, collusion flagrante avec les politiques… Selon le sociologue, ces élections risquent grandement de sonner le glas d’un journalisme qui, selon lui, n’a plus droit de cité… en l’état !
Place Publique : Quels enseignements les médias ont-ils tiré des critiques proférées à leur encontre suite aux dernières élections présidentielles de 2002 ?
Erwan Lecoeur : Les médias ont essentiellement pris en compte la critique majeure de 2002, à savoir le traitement mono thématique de l’insécurité pendant la campagne présidentielle. Cette fois-ci, ils ont relégué l’insécurité, et semblent même, d’une certaine façon, ne plus vouloir en parler. Ce qui frise parfois la caricature, car on sait bien qu’il y a des choses à dire sur ce thème.
En lieu et place d’un seul sujet, les médias ont choisi d’alimenter cette campagne 2007 au rythme d’un sujet phare en moyenne par semaine, et ce, depuis trois mois environ. Le chiffrage de la campagne a laissé place à l’Impôt sur la fortune (et au débat sur le patrimoine des candidats), puis à leurs propositions sur l’environnement (via l’appel de Nicolas Hulot) ou encore la crise du logement et de l’aide aux plus démunis (via l’action des Enfants de Don Quichotte). S’il ne s’agit pas de « gavage », comme en 2002, puisque les sujets changent avec les semaines, il est notable et inquiétant de remarquer le même engouement, de tous les médias, au même moment, sur le même sujet. L’emballement médiatique est donc toujours de mise, comme en 2002. Un sujet est monté en épingle au détriment d’autres sujets.
P.P. : Vous dites que plusieurs thèmes sont abordés, mais que les plus importants ne le sont pas. Lesquels sont-ils et pourquoi ne sont-ils pas traités ?
E.L. : En effet, de nombreux thèmes, qui devraient normalement être abordés dans une campagne présidentielle, ne le sont pas. L’international, par exemple, alors qu’une guerre en Iran se profile dans les semaines à venir, ou encore l’Europe, voire la défense. On peut se demander pourquoi, au final, toutes les questions qui relèvent vraiment des prérogatives du chef de l’Etat sont mises à l’encan. On assiste à une campagne qui porte sur l’image et la posture. Encore une fois, les médias jouent sur un registre psychologisant de la campagne et s’intéressent plus à la vie privée des candidats qu’à leur programme.
Pourquoi ces « omissions » ? Si les journalistes devaient vraiment évoquer les programmes, beaucoup d’entre eux éprouveraient des difficultés car ils ne les comprennent pas. Il y a en effet un défaut de formation et d’intelligence, au sens global, pour appréhender la complexité du monde, et de ce que les programmes peuvent impliquer. Je n’ai pas lu autre chose dans la presse que des effets d’annonce, mais jamais la portée de ces annonces. Alors que c’est là, selon moi, que réside le vrai travail des journalistes. J’ai trouvé ces analyses dans la presse suisse ou quebecoise, qui, on l’a vu en 2005 pendant les émeutes des jeunes, nous ont donné quelques leçons de journalisme…
P.P. : Vraisemblablement, les médias ont reproduit nombre de travers dénoncés en 2002, et la défiance à leur égard ne fait qu’amplifier ?
E.L. : On retrouve, en effet, comme en 2002, le verrouillage de la campagne par les deux principaux candidats. On constate également, et de manière encore plus flagrante, une sphère médiatique, et notamment la télévision, largement instrumentalisée par certains politiques. Cela a été ressenti par un grand nombre de téléspectateurs, pour qui des grands médias tels que TF1, France 2, Europe 1, le Figaro, Paris Match, sont au service évident de certains candidats, en l’occurrence de Nicolas Sarkosy (qui détient le record de 1 500 passages à la télévision en deux ans, soit près de deux fois par jour !). Cela est très dangereux.
D’abord parce que la crise de confiance dans les médias et les journalistes s’amplifie de fait, et ensuite, parce que nous n’avons plus aucun repère pour évaluer le niveau de cette campagne ni le niveau des candidats en lice.
J’ai l’intime conviction que la campagne de 2007 va être l’occasion d’une remise en cause générale des instituts de sondage et des principaux grands médias, et ce, quelque soit l’issue du scrutin.
P.P. : En dépit de tous les aspects négatifs du traitement médiatique, avez-vous relevé ces derniers mois des initiatives plus intéressantes ? Peut-on voir, par exemple, dans la mise en avant plus grande du citoyen une pratique positive ?
E.L. : Cette campagne est en effet extrêmement orientée vers une « rencontre directe avec les vrais gens ». Cette posture attire selon moi deux remarques : tout d’abord, rencontrer les vrais gens n’est pas faire de la démocratie participative, cela peut même augurer du contraire. En sociologie, on sait qu’avant de se demander si les réponses sont intéressantes, il est fondamental de savoir dans quelles conditions sont posées les questions. Or, dans le cas des émissions telles que sur la Une, « J’ai une question à vous poser », on peut se demander quelle latitude ont eu les « citoyens » dans le choix de leurs questions, sans parler de la pertinence de ce choix, quand on voit mises côte à côte une question sur l’éventualité d’une guerre avec l’Iran (très brièvement traitée) et une autre sur le remboursement des lunettes (sur laquelle s’étalait le candidat). Cela m’amène à ma deuxième remarque.
Dans la façon dont les médias mettent en scène les « vraies gens » sans intermédiaires, je dénote une démission de la part des journalistes. Peut-être en réaction à toutes ces attaques, prononcées à tort ou à raison, le journaliste a choisi de démissionner de son rôle, celui de faire oeuvre de pédagogie, d’explication, de mise en perspective, de suite et d’interpellation.
Les journalistes ont plus que mal compris les critiques formulées en 2002 ; je crains qu’ils n’aient joué la facilité, en faisant un pas de coté plutôt que de reprendre leur rôle en main. La seule solution à mon sens, c’est une nouvelle génération de journalistes, et une nouvelle façon de faire du journalisme. Une nouvelle génération qui ne sortira peut-être pas des écoles, et qui sera faite de philosophes, d’historien(ne)s, de travailleurs sociaux, etc.
P.P. : Pour finir, quelles conséquences peut avoir ce traitement médiatique de la campagne en terme de vote ? Doit-on craindre une déroute similaire à celle de 2002 ?
E.L. : Tout d’abord, pour travailler depuis des années sur le Front national (1), je note une sous-estimation flagrante et navrante, de la part de tous les instituts de sondage, du score de Jean-Marie Le Pen au premier tour. Mais surtout, les médias, comme les sondeurs, semblent avoir voulu oublier ou ne pas vouloir comprendre un phénomène récurrent depuis six ou sept ans, et que j’ai appelé la tentation de la mutinerie permanente. C’est-à-dire un vote « contre » un système politique et médiatique, qui donnent vainqueurs par avance Lionel Jospin et Jacques Chirac en 2002, Ségolène Royal et Nicolas Sarkosy en 2007.
Le problème est que les médias et le politique semblent jouer la caricature de l’image négative que renvoient d’eux les partis les plus contestataires (extrême droite et extrême gauche). Certains candidats l’ont bien compris. C’est la méthode principale de ralliement de Jean-Marie Le Pen depuis 30 ans ; c’est aussi ce qu’a compris François Bayrou. Aujourd’hui, critiquer le système médiatique (son manque d’indépendance comme son arrogance) rallie une large majorité de la population. Dont acte.
* L’observatoire du débat public est un organisme privé de veille sociologique, qui, depuis 1997, étudie et analyse comment s’articulent la relation entre pouvoir médiatique et pouvoir politique, via le décryptage de l’information et de sa perception. Erwan Lecoeur a notamment dirigé une étude à ce sujet, démarrée en 2004, et dont les résultats sont entre autres restitués par Denis Muzet, directeur de l’Observatoire du débat public, dans son livre « La Mal info » (éd. de L’aube, Poche essai).
Propos recueillis par Sylvie Touboul
(1) Dictionnaire de l’extrême droite, Erwan Lecoeur, Jean-Yves Camus, Sylvain Crépon, et Nonna Mayer, éd. Larousse