Au lycée, dès la 6e (la distinction entre collège et lycée n’existait pas en ces temps pré-modernes…), j’ai fait du latin, puis, en 4e, du grec. Et ces deux langues anciennes m’ont accompagné jusqu’à la licence, en Sorbonne. Pourquoi ai-je choisi cette filière classique ?

En réalité, je n’ai rien choisi du tout. J’ai fait du latin et du grec parce que mes parents en avaient fait (ma mère traduisait encore Ovide ou Cicéron aperto libro, à livre ouvert). Et parce qu’étant plutôt bon élève à cette époque, il allait de soi que j’étais destiné aux humanités classiques, la filière noble. Cela m’a également valu d’étudier l’allemand en première langue et de ne jamais apprendre l’anglais. Pour des raisons qui m’échappent, en effet, si, à côté du grec en 4e on souhaitait faire une deuxième langue vivante, ce ne pouvait, dans mon établissement, être que le russe et là, ça faisait beaucoup.

Graecum est, non legitur

Je repense à ce parcours en prêtant l’oreille aux débats qui nous déchirent actuellement sur la réforme du collège et où ces deux langues mortes et quasi disparues de l’enseignement reprennent soudain une place centrale, redeviennent l’enjeu d’une nouvelle querelle des anciens et des modernes.
L’apprentissage assez poussé du latin et du grec, que j’ai donc commencé il y a un peu plus de cinquante ans, m’a-t-il été aussi utile pour ma formation de citoyen et ma carrière professionnelle que ses farouches défenseurs le prétendent ? Sans doute, comme de tout ce que j’ai appris, j’en ai sûrement tiré quelques bénéfices intellectuels, quelque aisance de langage.
Du grec, pourtant, je n’ai pas retenu grand-chose et suis bien incapable de traduire une page de Thucydide ou même de Xénophon, réputé plus facile (après avoir étudié 8 ans cette langue). Quand je vais en Grèce, ce qui ne m’arrive pas tous les jours, je sais lire les panneaux indicateurs, les étiquettes des produits et les menus des restaurants, mais, évidemment, je ne comprends rien à ce que disent les Grecs d’aujourd’hui.

Le latin m’est resté un peu plus proche. Je parviens à comprendre le sens des textes que l’on trouve, passim, sur les pierres tombales des cathédrales ou au fronton de nos monuments. Je suis capable de citer du Virgile – Fortunatos nimium sua si bona norint agricolas -, ai plaisir à claironner des proverbes latins – Asinus asinum fricat – et connaîs encore par cœur les prières catholiques – Credo in unum deum, Pater noster, Ave maria et tutti quanti (non, ça, c’est de l’italien !)… Ça peut faire chic auprès des amis et dans les dîners mondains, mais ça fait aussi très vite bas-bleu. Car, si ces citations me viennent naturellement, je m’aperçois que très peu de gens les comprennent, même dans des milieux dits cultivés, et que je représente à leurs yeux une survivance un peu désuète.

In articulo mortis

Mon père ou ma mère pouvaient, lors des dîners familiaux, avec oncles, tantes, cousins, amis, émailler leur conversation des phrases latines. Tout le monde comprenait peu ou prou et trouvait ça normal. Si je le fais aujourd’hui, je passe plutôt pour un hurluberlu, un original qui fait son numéro ou, pire, un pédant qui veut la ramener.
Un demi-siècle a passé qui a fini d’achever, avec la rapidité et l’efficacité de notre monde contemporain, une langue qui avait tenu plus de 2 500 ans et respirait encore faiblement il y a quelques décennies. La disparition de la messe en latin alliée à la forte baisse de fréquentation de cet office n’est certainement pas étrangère à cette extinction. Car, n’en déplaise aux laïcards, c’est essentiellement le catholicisme qui l’a maintenue si longtemps en vie en continuant de la rendre familière aux croyants, très majoritaires jusqu’à peu.
Pour finir ce bilan personnel, à quoi finalement m’ont servi ces deux langues désormais réellement mortes et peut-être bientôt enterrées ? A bien connaître ma propre langue, sans doute. Mais bien des écrivains, qui n’ont fait ni latin ni grec à l’école, la manient aussi bien que moi et même beaucoup mieux. A me référer souvent à l’étymologie des mots, un exercice auquel je me livre avec délice mais dont on peut aisément se passer pour vivre et échanger avec les autres. A structurer ma pensée, peut-être, mais dans ce domaine, il est difficile de savoir ce qui a vraiment joué parmi tous les enseignements que j’ai reçus. A mieux appréhender les origines de ma culture française, certainement, mais on peut y parvenir par d’autres voies.

Libido sciendi

Il faut aussi regarder à quoi cet apprentissage particulier (trois heures de latin, trois heures de grec par semaine au lycée, et plus à l’université, pendant respectivement 10 et 8 ans) m’a empêché d’accéder par ailleurs.
A l’anglais, d’abord (pour les raisons expliquées plus haut), que je n’ai eu ni l’opportunité, ni le courage d’apprendre plus tard. Je l’ânonne un peu, tant on ne peut échapper à son imprégnation quotidienne, mais ne pas le parler couramment m’a certainement limité dans ma carrière et me manque encore lorsque je voyage. (Quant à l’allemand, j’ai quasiment tout oublié, n’ayant que très rarement eu l’occasion de le pratiquer depuis la terminale.)
Aux sciences, ensuite, qui m’intéressaient au départ et que j’ai dû abandonner en seconde faute d’être capable de (ou trop paresseux) pour tout mener de front. J’essaie depuis lors de garder un vernis scientifique au travers de magazines et d’ouvrages de vulgarisation, mais mon bagage est trop léger pour que je comprenne vraiment de l’intérieur comment les sciences raisonnent et fonctionnent.
A bien d’autres choses encore qui m’auraient conduit sur d’autres chemins, vers une vie différente.

Laudator temporis acti

Je ne regrette pas ce parcours d’humanités classiques. C’est le mien et, au bout du compte, j’estime que je ne m’en suis pas trop mal tiré. Mais j’ai du mal à comprendre ceux qui aujourd’hui le défendent becs et ongles en en exaltant les incontournables mérites au nom de la sauvegarde de notre culture éternelle. Je crains qu’ils soient, comme moi, les derniers représentants d’un passé révolu et qu’ils s’accrochent à des « valeurs » qui n’ont plus cours (qui sont d’ailleurs moins des valeurs que des traditions). A moins que pour certains, il ne s’agisse que de protéger leur pré carré, ce qui est de bonne guerre.
Objectivement, latin et grec me paraissent très accessoires pour survivre dans notre monde difficile. Je m’interroge même sur la nécessité de continuer une initiation à ces langues mortes.

Il y a tant d’autres choses désormais plus essentielles à apprendre notamment dans le domaine des sciences et des technologies qui sont aujourd’hui au cœur du fonctionnement de notre société, qui régissent nos manières de penser et qui bouleversent nos modes de vie. Or, pour la plupart d’entre nous, nous ne comprenons rien à ce qui se passe.

Que les deux ou trois heures hebdomadaires prévues d’initiation latine soient plutôt consacrées à donner à nos enfants une véritable culture scientifique me paraîtrait plus utile pour leur formation de citoyen responsable que de rabâcher la déclinaison de rosa.
De même, je pense nécessaire que les jeunes générations puissent décrypter les rouages et les dérives d’un système économique ultralibéral dont les thuriféraires nous enfument quotidiennement, ou encore qu’elles sachent lire les images dont elles sont abreuvées sur leurs multiples écrans, décoder les plans de marketing qui les poussent à la surconsommation, mieux maîtriser le monde numérique qui les prend dans son filet, et bien sûr qu’elles apprennent le plus de langues vivantes possibles.

Mutatis mutandis

On l’aura compris, j’espère, je n’ai rien, en soi, contre les latinistes et les hellénistes. Je souhaite qu’ils continuent à étudier et traduire, dans un esprit de conservation de notre patrimoine, ces langues mortes, comme d’autres s’attachent à l’égyptien ancien, au sumérien, à l’étrusque ou au minoen. L’université est le lieu pour cela.
Collège et lycée, à mon sens, ont désormais d’autres priorités éducatives. On ne peut plus tout y apprendre, tant l’étendue des savoirs nous submerge. Il faut faire des choix. Aujourd’hui, je ne choisirais pas le grec et le latin.

* « Le plus grand respect est dû à l’enfant »

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

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