8 mars 2016

Dies irae

Je suis en colère.

Je suis en colère contre l’Europe des droits de l’homme et contre la France en particulier, incapable d’accueillir dignement des migrants à bout de ressources, une émigration dont la politique coloniale de jadis et les demi-interventions guerrières d’aujourd’hui sont en partie responsables.

Je suis exaspéré par tous ces pays qui se sont précipités dans l’Union européenne quand tout allait bien et qu’elle pouvait les aider à sortir de leur marasme, qui ne songent qu’à la critiquer, à reprendre leurs billes et à se replier sur leurs égoïsmes nationalistes dès que la solidarité n’est plus en leur faveur. Et que l’Angleterre reste sur son île et arrête d’exiger une Europe à sa main depuis Mme Thatcher qui, comme l’Avare, réclamait sans cesse son argent : I want my money back !

Je suis furieux contre un gouvernement et un chef de l’État, pour qui j’ai voté, qui, non seulement ne tiennent pas leurs promesses – c’est habituel –, mais renient leurs valeurs de gauche fondatrices et sombrent, au nom d’une soi-disant modernité vieille d’un siècle, dans une forme de dérégulation libérale dont les conséquences néfastes sur les plus fragiles n’est plus à prouver, sans parler de l’absurde constitutionnalisation de la déchéance de nationalité suggérée par le Front national.

Je suis indigné par la surenchère extrémiste, voire populiste, de la plupart des leaders de la droite, candidats à la candidature, jusqu’au prétendu modéré Bruno Lemaire – Bruno, c’est nouveau, revendique-t-il complaisamment – qui relayait récemment les mensonges sur les « assistés » qui gagneraient plus que les travailleurs et les étrangers sans-papiers qui seraient mieux soignés que les citoyens français.

Indignation

Je suis choqué par les agriculteurs qui se plaignent en permanence des contraintes administratives et vouent l’État aux gémonies, mais se retournent vers lui avec tout autant de véhémence destructrice pour lui réclamer des aides et son soutien dans la guerre des prix qui les oppose à une grande distribution prédatrice. Comme toujours, dans notre pays, chacun souhaite privatiser les profits et socialiser les pertes.

Je suis tout autant énervé par une politique agricole commune productiviste qui, sous prétexte de les aider à se développer par des subventions et des quotas, les a mis à genoux et endettés jusqu’au cou. Et je nous en veux à nous tous, consommateurs, qui plaignons les paysans, mais ne voulons pas acheter leur production à son juste prix et profitons de la concurrence acharnée entre les producteurs européens.

Je suis indigné par les patrons des grandes entreprises qui ne s’estiment jamais assez payés en comparaison de leurs homologues américains, mais jugent que les smicards coûtent trop chers à l’aune des salaires chinois, et bientôt éthiopiens ou birmans.

Je fulmine contre les banques et les financiers sans scrupules que l’on devait mettre au pas et qui sont en train de nous façonner délibérément une nouvelle bulle spéculative et une nouvelle crise dont ils sortiront évidemment gagnants grâce à notre contribution imposée et imposable, puisqu’ils sont « to big to fail », trop gros pour qu’on les laisse tomber. Je suis stupéfait par l’impudence de ces mêmes banques qui nous facturent désormais des frais de gestion pour nos comptes, alors que nous les gérons nous-mêmes par Internet et qu’il est quasiment impossible d’avoir une voix banquière humaine au téléphone.

Hargne

Je me désespère des sportifs millionnaires, dopés et mal élevés encadrés par des instances nationales et internationales totalement corrompues ; de la mainmise grandissante des robots et autres machines automatiques sur nos existences ; d’un dérèglement du climat dont finalement tout le monde se fout ; des inégalités qui ne cessent de se creuser ; des médias de plus en plus superficiels seulement attachés aux petites phrases politiques et aux faits et gestes des people ; de la cupidité des uns, de la lâcheté des autres, de notre impuissance commune à enrayer le chaos où nous sommes entraînés.

Je suis finalement en colère contre tout et tous, contre moi-même et contre ma propre colère, inutile et vaine. Ce n’est pas le monde dont je rêvais quand j’avais vingt ans, mais qu’ai-je fait pour qu’il en soit autrement ? J’ai écrit, j’ai analysé, commenté, essayé de donner du sens à la réalité que nous vivions pour tenter de l’infléchir vers ce qui me semblait être préférable. Peut-on changer le monde avec quelques gouttes de mots versés sur ses plaies béantes ? Ma hargne verbale est seulement le signe que je n’ai pas perdu tout espoir que les choses puissent s’améliorer. Sinon je me tairais ou je parlerais de la pluie et du beau temps.

Lassitude

Notre monde n’est pas celui que j’imaginais dans nos années utopiques post soixante-huitardes. Pour autant va-t-il plus mal ? Et qui suis-je pour en juger ? De quoi les contradictions et les soubresauts d’aujourd’hui vont accoucher demain ? Du pire ou du meilleur ? Nul ne sait. En ces temps opaques, marqués par des mutations violentes et inintelligibles, on aime à citer, pour se rassurer, cette phrase de Hölderlin : « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve ». Nous ne sommes pas à l’abri d’un miracle…

En attendant, calmons ma colère. J’ai fait ce que j’ai pu, qui n’était pas beaucoup, et je n’y peux plus grand-chose. L’avenir ne m’appartient plus. A d’autre de le construire, comme ils peuvent.

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

Catégorie(s)

CITOYENNETE, Le Magazine

Etiquette(s)