Trois questions à Simon Langlois, auteur de Consommer en France, une synthèse des travaux menés par le Centre de recherche, d’étude et de documentation sur la consommation (CRÉDOC) depuis sa création, après 1945.
Place Publique : Consommer en France est une synthèse des travaux menés par le Centre de recherche, d’étude et de documentation sur la consommation (CRÉDOC) depuis sa création, après 1945. Comment caractériser l’évolution de la consommation des Français au cours de ces 60 dernières années ?
Simon Langlois: La France est un laboratoire fascinant pour l’étude de la consommation marchande. On a cru un temps que la consommation était avant tout affaire de distinction, sans doute à cause de la longue tradition de consommation ostentatoire et de luxe qui remonte à l’Ancien régime. Mais la consommation marchande est aussi un moyen de satisfaire les besoins élémentaires et d’accéder au confort moderne, ce que Taine avait découvert dans son voyage en Angleterre au XIXe siècle, deux aspects qui ont caractérisé le développement de la société de consommation en France des années 1950 aux années 1970.
La recherche de distinction n’est donc qu’un cas de figure parmi d’autres. Par ailleurs, depuis une dizaine d’années, les travaux du CRÉDOC mettent en évidence l’essor d’une consommation qui a du sens : consommer bio, sain, sécuritaire sont des préoccupations nouvelles.
P.P. : Quelles sont les mutations majeures des modes de consommation de ces dernières années ?
S.L. : La mutation qui marque la sphère des communications est sans conteste la plus importante: téléphonie, internet, câble, télévision, ipod, musique téléchargée, etc. Ce poste de dépenses représente de nos jours entre 5% et 8% de l’ensemble des budgets moyens des ménages. Ces biens et services nouveaux ont un impact considérable sur les relations sociales, sur le travail et sur la façon de consommer les produits culturels. Les NTICs sont en train de changer la vie quotidienne, tout comme les biens électroménagers et l’automobile l’ont fait dans les années 1950 et 1960.
Le CRÉDOC a raison de considérer ce type de dépenses comme une fonction de consommation nouvelle et d’importance majeure pour les modes de vie.
P.P. : Vous voyez le consommateur comme un acteur et non comme un « agent passif » de l’économie. Pourtant, il reste déterminé par des clivages sociaux. En quoi le consommateur est-il un acteur plus actif qu’hier ?
S.L. : Contrairement à une image répandu, l’être humain n’est pas déterminé par des clivages, mais il agit plutôt dans un espace marqué par des contraintes diverses, ce qui est différent: faiblesse des revenus, manque de connaissances et d’informations, éloignement géographique, réseau social déficient, et ainsi de suite. Mais la possibilité de choix existe même en situation de contrainte.
Le consommateur est acteur pour plusieurs raisons. Le revenu discrétionnaire, consacré à des biens qui ne sont pas de première nécessité, est plus élevé et il y a desserrement des contraintes et marge de manœuvre accrue au sein des ménages. Par ailleurs, l’extension de l’offre et les gammes plus étendues de produits multiplie les possibilités de choix, notamment dans les NTICs. Au Canada, les vins australiens et argentins, dont la qualité s’est améliorée (ils sont souvent produits avec le savoir-faire français !) font une dure concurrence aux vins de France.
Fait nouveau à signaler : les consommateurs veulent aussi de la qualité même pour les gammes à bas prix, un aspect intéressant qui ressort des recherches du Crédoc. À souligner aussi : la consommation est davantage personnalisée, depuis l’automobile et les produits culturels jusqu’aux vêtements. Il y a même une différenciation par générations (le nombril dégagé des adolescentes, etc.).
Il existe plusieurs types de raisons de consommer d’une certaine façon, plusieurs types de rationalité. La poursuite de l’intérêt au sens instrumental reste importante, certes. Mais d’autres types de raisons sont à l’œuvre ; les personnes âgées, par exemple, agissent souvent par tradition, un type de rationalité mis en évidence par Max Weber. Cela est évident en cuisine. Les jeunes achètent plus de plats cuisinés et les dames âgées cuisinent davantage parce qu’elles ont moins de contrainte de temps, certes, mais aussi par choix propre à leur génération.
Il faut nuancer cependant. L’accès à l’information est devenue une contrainte presque aussi importante que l’argent. Impossible de faire une recherche exhaustive sur tous les produits offerts; alors on se fie aux marques, à la publicité, aux dires des amis, à nos habitudes passées, etc. En ce sens, nous sommes tous moins actifs, c’est sûr. Mais cela ne veut pas dire que nous sommes déterminés de l’extérieur, loin de là. Se fier aux autres qui nous ressemblent est plutôt une manière très rationnelle de faire des choix personnels. Et la possibilité de faire défection existe toujours, autre indicateur que l’acteur n’est pas passif !
Pour aller plus loin : Consommer en France, coll. Petite bibliothèque du Crédoc, éd. de l’Aube, 2006, 272 p., 21 €
Propos recueillis par Naïri Nahapétian