Tunisie. La tyrannie mise à nue par sa population même
Quel est le pouvoir réel du 4e pouvoir ? Je me réjouis de ce qui vient de se passer en Tunisie, en espérant que cette révolution de jasmin née de la rue ne sera pas confisquée par les apparatchiks de l’ancien régime prompts à retourner leur veste. Apparemment les Tunisiens ne semblent pas se laisser faire. Le pire n’est donc jamais sûr. Le meilleur non plus.
Mais une question, que certains pourront considérer comme marginale, me laisse perplexe. Quel a été le rôle de la presse dans le déclenchement de ces événements ? En quoi a-t-elle aidé les Tunisiens à se débarrasser de leur dictateur et de son épouse kleptomane ?
A l’intérieur du pays, elle était sévèrement contrôlée, muselée et utilisée comme outil de propagande. Quant aux journaux étrangers, ils entraient au compte goutte, filtrés et censurés dès qu’ils contenaient une information déplaisant au régime. Le Monde ou Libération, par exemple, on souvent fait l’objet d’interdictions de plusieurs mois. Les journaux ne pouvaient donc constituer un contre-pouvoir, ni même véhiculer la moindre critique à l’égard du despote et de ses affidés. Ce n’est pas par eux qu’est passé le souffle de la révolution. On peut même se demander, en ce qui concerne les journaux tunisiens officiels, s’ils n’ont pas retardé le moment de la révolte en distillant en permanence des contre-vérités, en en rajoutant dans les louanges au prince de Tunis et à la régente de Carthage ?
Palinodies
Quand on vit, comme moi, dans un pays où la presse est libre, il est facile de critiquer des confrères devant exercer leur métier dans une société policière. Pour autant, les journalistes de La Presse, le quotidien national, avaient-ils besoin de relayer chaque jour, avec autant de servilité, les faits et gestes, « toujours glorieux », du potentat déchu et de sa horde mafieuse ? Ils y étaient contraints, disent-ils aujourd’hui, pour se dédouaner. Sans doute, s’ils voulaient continuer de travailler dans ce journal ou simplement d’exercer leur métier. Mais justement, ce métier a-t-il sa raison d’être si on accepte sans vergogne de l’exercer sous la dictée du pouvoir ? Tout le monde ne peut pas être aussi courageux que Taoufik Ben Brik qui a payé de sa personne sa liberté de parole. Mais, si un journaliste a conscience qu’il travaille sous la contrainte, est-il obligé de rester journaliste ? Et de jouer le jeu sans retenue ?
Ce que je reprocherais le plus à ceux de La Presse n’est pas tant leur inféodation passée au pouvoir en place – après tout, ils avaient le droit d’être convaincus de ses bienfaits – que leur palinodie d’aujourd’hui. Ils n’étaient peut-être pas responsables de ce qu’ils écrivaient, mais ils étaient responsables d’accepter de l’écrire. Et l’on peut douter de leur sincérité nouvelle quand ils dénigrent avec la même ferveur ceux qu’ils ont encensés hier et encensent désormais une « révolution » qu’ils ont commencé par vilipender (voir le site lapresse.tn ). Quels intérêts servent-ils, à part le leur ? Ce n’est pas la conception que je me fais de ce métier. Mais, encore une fois, qu’aurais-je fait à leur place, moi qui n’ai pas eu à vivre sous une tyrannie et qui, comme beaucoup de Français, suis venu y faire du tourisme sans beaucoup d’états d’âme ? On ne peut jamais savoir comment on se comporte dans une situation extrême avant d’y avoir été réellement confrontée.
Aveuglement
Les événements tunisiens nous renvoient aussi au rôle qu’a pu y tenir notre propre presse nationale, ici, en France. Durant les 23 ans de règne de Ben Ali, et particulièrement ces dernières années, elle n’a jamais manqué, dans son ensemble, de dénoncer régulièrement les malversations, la corruption et les tortures dont il se rendait coupable. Elle a donc fait honnêtement son travail et les articles, les reportages, les livres consacrés aux dérives du pouvoir tunisien sont légion. Nous savions donc, ou, du moins, nous avions la possibilité de savoir, et, moi le premier, nous ne nous sommes guère mobilisés, voire nous avons, sans sourciller, continué de verser nos devises vacancières dans l’escarcelle des Trabelsi.
Nos responsables politiques de tout bord savaient et ils ont soutenu sans barguigner, jusqu’au dernier moment, l’autocrate à bout de souffle pour opérer à toute vitesse un revirement à 180°, digne des journalistes de La Presse. Avec cette excuse pitoyable qui est un aveu de leur complaisance : « On n’avait pas compris que Ben Ali allait tomber aussi vite ».
Autrement dit, la presse française n’a pas démérité, elle nous a informés sur les réalités tunisiennes, elle a cherché à se comporter en contre-pouvoir, et ça n’a servi à rien, ou presque rien, puisque cela a été globalement sans effet sur notre rapport individuel et collectif à ce pays. Ce constat est terrible pour le monde médiatique. Le prétendu pouvoir de la presse est aujourd’hui négligeable et sa capacité à influencer l’opinion, dérisoire. Elle clame ses vérités dans l’indifférence générale.
Symbole
Comment les Tunisiens ont-ils alors trouvé la force de se révolter et les moyens de se retrouver ensemble dans la rue ? Ils n’avaient pas besoin, d’abord, qu’on les informe sur l’oppression qu’ils subissaient puisqu’ils la vivaient au quotidien. Ils ont réagi ensuite à la puissance d’un symbole : la mort tragique du jeune homme qui s’est immolé par le feu. Ils se sont enfin réunis et concertés virtuellement sur Internet pour se donner le courage d’affronter concrètement la dictature. Ils ont posté sur You Tube, Facebook ou Twitter les images et les témoignages de ces affrontements, prenant en charge leur propre information et empêchant la désinformation d’État.
A l’instant même où j’écris ces lignes, 15 000 jeunes Égyptiens, suivant l’exemple tunisien, défilent dans les rues du Caire après avoir lancé un appel à manifester sur Facebook. Nous sommes ainsi en train d’assister à la naissance du 5e pouvoir. Et le pouvoir d’Internet sera beaucoup plus difficile à museler que celui de la presse.
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