Olivier Ferrand est le fondateur du think tank Terra Nova. Il vient de publier « L’état pyromane » aux Editions Delavilla, ouvrage dans lequel, en collaboration avec des membres de Terra Nova, il revient sur des thèmes développés par le pouvoir politique en place, débats qui suscitent de nombreuses controverses, qu’il s »agisse de l’identité française, de la fermeture de la jungle de Calais, du bouclier fiscal, de la « fin » du juge d’instruction…
Comment définissez-vous votre itinéraire ?
Mon expérience politique est liée à la « machine européenne » au sein de laquelle j’ai travaillé comme fonctionnaire puis comme militant. Elle est aussi liée aux rencontres. Rencontre avec Michel Rocard au début des années 90. Rencontre avec Lionel Jospin quand il était premier ministre. Je suis rentré dans son cabinet comme conseiller technique, chargé des affaires européennes. Rencontre avec DSK, au moment des primaires socialistes en 2002, au sein du think tank « A gauche, en Europe » qu’il a fondé avec Rocard. Mon parcours m’a amené à la commission européenne, auprès de Romano Prodi, où j’ai fait partie du groupe des conseillers politiques sur la prospective et l’avenir de l’Europe.
Il y a un an, vous avez créé le think tank Terra Nova. Dans quelle intention ?
Terra Nova se fixe comme ambition de contribuer à la rénovation intellectuelle de la gauche en France et en Europe. L’idée du think tank est venue après la défaite de Ségolène Royale aux élections présidentielles. Ces élections ont été perdues parce que la gauche n’avait pas de projet. Le programme de Sarkozy était plus en résonance avec la société. Cet échec du Parti socialiste s’expliquait par le fait qu’il manquait, à gauche, un lieu pour réfléchir à l’élaboration d’un projet. On a aujourd’hui besoin d’espaces intellectuels plus structurés car le monde est rapide et mouvant. Ainsi, Terra Nova a voulu occupé cet espace. Sa création s’est inspirée de l’histoire des thinks tanks américains qui ont la particularité d’aborder de façon très professionnelle la réflexion intellectuelle.
Dans les années 70, l’agenda politique américain était « trusté » par la gauche démocrate. C’était l’époque de la lutte pour les droits des noirs, de la libération des mœurs, de l’économie keynésienne. Les républicains, sous l’impulsion des néolibéraux et de Ronald Reagan, ont investi massivement dans les idées pour renouveler leur idéologie. Dix ans plus tard, ce fut au tour des démocrates de mettre la main sur l’agenda des idées, avec la création en 1989 par Bill Clinton du Progressive Policy Institute. Cette mouvance a migré vers l’Europe.
Comment fonctionne l’association ?
Terra Nova possède un Conseil scientifique réunissant des universitaires, des membres d’associations, des chefs d’entreprise. Les personnalités qui le composent sont françaises mais aussi étrangères, comme Anthony Giddens et Amartya Sen. Terra Nova peut compter sur un réseau de 500 experts venant du public mais aussi du privé.
Un de nos objectifs est d’ailleurs d’ouvrir la boite noire du monde de l’entreprise. Ce monde reste inconnu des hommes politiques dont la culture est plutôt administrative. Notre mode de financement est exclusivement basé sur le mécénat d’entreprise. Il est essentiel de drainer aussi les forces vives du privé pour réfléchir à l‘avenir de l’entreprise. Terra Nova est donc un outil de diagnostic dont l’objectif est de faire le lien entre la production intellectuelle et les partis politiques. A eux ensuite d’arbitrer, de faire les choix et de propose des solutions.
Vous êtes un Européen convaincu. Pourquoi le projet européen est-il si difficile à mener ?
Les partisans de l’Europe n’ont pas assez pris la mesure des dysfonctionnements qui ont émaillé le processus de construction communautaire On a crée le négatif de ce qu’on voulait construire, c’est-à-dire une Europe technique, difficilement lisible par les citoyens, pilotée par un exécutif qui n’a pas su passer à l’étape politique. Cette première étape « technique » s’est avérée la plus mauvaise des publicités pour le projet européen qui s’est trouvé réduit à l’activité de la Commission européenne. _ Ainsi, quand on a voulu passer au début des années 90 à la construction politique européenne, les citoyens n’ont perçu que sa dimension de machine technocratique. On a fait l’Europe mais on a oublié de faire l’Union européenne. L’identité européenne s’est trouvée masquée. Des réflexions ont été menées autour de Dominique Strauss-Kahn et du comité des sages pour repenser une Europe politique qui s’attache à faire émerger la réalité de la citoyenneté européenne. J’y ai participé.
Vous êtes un des inspirateurs de l’idée de « primaires à gauche », pour désigner le candidat de la présidentielle de 2012. Comment cette idée est-elle apparue ?
Le débat sur les « primaires à gauche » que nous avons lancé avec Olivier Duhamel est un bon exemple du rôle de Terra Nova. Nous avions réalisé un travail universitaire sur le leadership politique, à partir de comparaisons internationales et de bonnes pratiques à l’étranger, en Italie, aux Etats-Unis, en Grèce….
Notre conclusion se résuma au fait qu’il fallait en effet bâtir des primaires à la française, ouvertes au vote des sympathisants. Nos travaux ont ainsi été injectés dans la sphère politique. La nouvelle direction du Parti socialiste, élue au congrès de Reims, s’en est emparée. Le PS a monté une commission interne, autour d’Arnaud Montebourg. Les propositions ont été débattues. Elles ont été ensuite arbitrées politiquement par Martine Aubry et les militants socialistes.
’est la première fois qu’une idée, née dans le monde intellectuel et cheminant via un think tank, est si nettement reprise par un parti. Le monde politique, à droite comme à gauche, est aujourd’hui tout à fait réceptif à cette façon de faire. L’exemple du « laboratoire des idées » de Christian Paul est également un exemple de cette volonté de capter les idées qui émergent dans le monde intellectuel et de les mettre à l’arbitrage dans la sphère politique.
Vous êtes aussi un des rapporteurs de la commission Juppé Rocard ? Quel enseignement tirez-vous de cette expérience ?
La commission, mise en place par Michel Rocard et Alain Juppé, a réalisé 300 auditions. Nous avons rencontré tous les experts qui réfléchissent à ce que peut être la France de demain. C’est un travail unique et passionnant, effectuée de façon très rigoureuse. Il en ressort deux choses. D’abord que la France est en retard. Elle est en état de sous investissement structurel.
Depuis 30 ans, la monté de la contrainte des finances publics a eu pour conséquence l’asphyxie progressive des investissements d’avenir. Quand on regarde les chiffres du budget de l’état, ce sous investissement est très spectaculaire. 10 à 12 milliards seulement sont consacrés aux investissements d’avenir, sur un total de 280 milliards d’euros. En termes d’investissement direct cela représente 1,8 milliard d’investissement direct. C’est presque rien. Certes l’investissement privé et l’investissement des collectivités locales ont un peu pris le relai. Mais on est loin du compte. Le constat est franchement négatif.
Toutefois, on peut essayer d’être optimiste. Nous pouvons corriger cet état de fait. Consacrer 1 à 2 points de PIB à l’investissement d’avenir par an n’est pas inaccessible. Cela représente 20 à 40 Mds d’euros. C’est un bon facteur d’amorçage de fonds permettant le cofinancement de l’investissement privé et la fluidification de l’ensemble. Le vrai enjeu est de pouvoir répéter l’exercice chaque année. Cela implique de desserrer la contrainte de l’argent public, d’arrêter de dilapider l’argent pour des financements de clientèles dont l’usage économique et social est faible. Je pense aux 15 milliards de TVA pour les restaurateurs et au bouclier fiscal pour les gros revenus qui a coûté à la nation 60 milliards d’euros. Le principe de réalité aujourd’hui est de viser le long terme, d’appliquer une règle contraignante pour flécher obligatoirement les financements publics vers l’investissement d’avenir. Tel est le sens de « l’emprunt national » »
Quels sont les priorités de cet investissement d’avenir ?
Deux moteurs de croissance ont été mis en évidence. Premièrement, l’économie de la connaissance, ce qu’on appelle communément « la stratégie de Lisbonne », identifiée dès 2000. Elle met l’accent sur l’université, la recherche, l’innovation, les PME innovantes. Force est de constater qu’on a rien fait depuis. Le deuxième moteur est celui de la « croissance verte ». L’ensemble forme un nouveau modèle de développement durable, qui tient compte de l’épuisement des ressources naturelles et de la finitude de notre globe. Notre mission fut de prendre un recul suffisant pour voir apparaître les lignes de force des projets de recherche et de développement nécessaires.
Mais notre fonction n’est pas de sortir les chèques et d’organiser la Star académie des projets du pays pour au final tirer du chapeau des « winners ». Ce n’est pas à la commission de trancher s’il vaut mieux, pour l’avenir, sélectionner la fibre optique plutôt que le réseau très haut débit par faisceaux hertziens ou le réseau sans fil Wimax. L’organisme compétent fera le tri. Ce rôle n’est même pas celui de l’Etat. Cette conception jacobine de la politique industrielle à l’ancienne, tombant d’en haut, n’est plus de mise. Quand on fait de tels plans, neuf fois sur dix, on se « plante ». Le fameux Plan calcul en a été l’illustration.
Pour éviter de céder à cette conception moniste de l’histoire industrielle, il faut se fixer des axes stratégiques, Les projets individuels et les technologies qui permettent d’atteindre ces objectifs doivent être mis en concurrence. Les réponses aux appels d’offre sont alors tranchées par des organismes compétents jugeant du bien fondé des projets.
Etes vous favorable à la décroissance ou bien en faveur de la croissance. Comme vous situez-vous dans ce débat ?
Au sein de Terra Nova, nous avons créé un groupe sur ce sujet. Derrière les postures sémantiques, les différences ne sont pas aussi fortes qu’on pense. Il est possible d’obtenir un avis consensuel sur le développement que nous souhaitons. L’objectif reste d’améliorer les revenus et le pouvoir d’achat des Français. Nous sommes conscients qu’on rompra avec les modalités d’hier car elles utilisent intensivement des ressources naturelles du pays qui ne sont pas en nombre infini. On se heurte à des limites physiques. Une chose est sûre : nous devons rompre avec une phase presqu’obscène de surconsommation tous azimuts.
Il est clair aujourd’hui que notre philosophie politique morale est en train de changer vers plus de modération. Il faut ainsi assurer une décroissance de certains flux, notamment le flux des matières premières ou les flux des énergies non renouvelables. L’objectif est d’articuler croissance et décroissance: comment trouver un chemin de croissance entre pouvoir d’argent et revenus, tout en assurant une décroissance des flux qui le nourrissent ? La réponse est dans la recherche et le progrès industriel, technologique et énergétique. Il s’agit de produire plus avec moins de moyens.
On dit de vous que vous êtes un homme d’ouverture. Y a t-il, à vos yeux, une manière nouvelle de faire de la politique ?
Mes valeurs sont clairement positionnées à gauche. Je suis membre du PS. Terra Nova est perçue comme un regroupement progressiste. Une de nos priorités est de favoriser le dialogue entre les différentes familles progressistes, du Modem à la gauche de la gauche. L’enjeu est de décloisonner. Un groupe de travail planche sur ce sujet. Au-delà des clivages partisans, le dialogue entre la droite et la gauche est absolument nécessaire, non seulement pour la vitalité des idées mais aussi pour gouverner. C’est cela la politique moderne. La démocratie, c’est accepter d’être minoritaire. Certains enjeux d’avenir obligent à ne pas s’enkyster dans des oppositions systématique. Ils supposent d’établir des consensus transpartisans. La constitution est faite pour refléter ces valeurs d’arrière plan communes qui réunissent les différentes familles politiques.
La commission du « Grand Emprunt » dont les conclusions reposent sur un consensus entre un ancien premier ministre de droite, Alain Juppé, et un ancien premier ministre de gauche, Michel Rocard, en est l’illustration. Le modèle suédois est devenu une référence en la matière. Les grands problèmes d’avenir y sont débattus jusqu’à obtention d’un consensus, après un copieux travail préalable d’acceptation. Cela peut prendre beaucoup de temps, d’énergie et de bagarres. Mais une fois que l’accord est fait, la réforme passe dans la facilité et personne ne la conteste.
Quelle est votre ambition personnelle ?
Elle est simple : contribuer à la rénovation intellectuelle du camp progressiste. Si dans quelques années, on dit de l’association Terra nova qu’elle a réussi à renouveler le patrimoine intellectuel de la gauche et qu’elle a permis de faire émerger une doctrine avec des idées nouvelles, alors j’en serais fier.