Jeudi 3 juin 2010.

La souffrance au travail est, depuis quelque temps, un thème récurrent des médias, régulièrement réactivé par des événements tragiques qui peuvent se produire dans les entreprises.

Chaque suicide de salarié est alors l’occasion d’un déchaînement de commentaires où non seulement l’entreprise concernée est montrée du doigt, mais toutes les entreprises dans leur ensemble, l’Entreprise avec un grand E, l’Entreprise en soi.

Cette institution serait devenue une sorte de goulag avec son travail forcé, ses petits chefs qui mèneraient chacun au burn-out et à l’épuisement, ses objectifs impossibles à tenir, ses salaires de misère. En témoignent les « spécialistes » du stress, toujours les mêmes, psychologues qui rappellent, dans leurs livres à succès, que le travail est une punition d’autant plus perverse qu’on est obligé de se l’infliger à soi-même. A cela s’ajoutent des combats statistiques pour prouver que le nombre d’autolyses est ici plus ou moins élevé que la normale… Zola, reviens, les mines de Germinal étaient un paradis à côté de nos bureaux climatisés d’aujourd’hui !

Et puis, le mort est enterré, l’effervescence retombe et les 20 millions et quelques de zeks salariés que compte notre pays retournent au turbin la tête basse, mais pas si mécontents que ça d’avoir du boulot.

Entendons-nous bien, je ne cherche pas à nier que certains de mes contemporains, trop nombreux hélas, souffrent réellement sur leur lieu de travail et sont les victimes de chefaillons odieux ou simplement d’une organisation absurde et d’un manque de reconnaissance. Ce qui m’incommode, c’est le traitement de ce phénomène par mes confrères : un peu de sensationnel, quelques paroles d’experts préformatées, des généralisations, des condamnations, et, au bout du compte, qu’a-t-on compris du sort de ceux qui vivent mal leur travail et des ressorts de leur souffrance ?

Passionnant, réjouissant, éclairant

Les éclaircissements dont nous aurions besoin sur un sujet aussi complexe que celui-là, c’est pourtant bien dans un journal que je les ai trouvés, mais un journal un peu particulier : le mensuel « Philosophie Magazine ». Sous le titre « Le travail nuit-il à la santé ? », son dossier du numéro de mai est exemplaire. Ici par d’affirmations péremptoires ni de dénonciations faciles. Mais une réflexion profonde et mesurée, quoique toujours lisible, sur l’ambivalence du travail, activité noble et ignoble. Noble quand « il cristallise des espoirs de créativité, de réalisation de soi, d’épanouissement, à l’image de celui de l’artiste », comme le souligne l’essayiste suisse Alain de Botton. Ignoble, rappelle le même philosophe, quand « le travail est un labeur qui permet d’abord de survivre ».

Passionnant, aussi le tour d’horizon sur la perception du travail par les philosophes de Sénèque à Anna Harendt. Réjouissant et constructif, l’interview du sociologue britannique Richard Sennett qui réhabilite le modèle de l’artisan pour que « le travail soit structuré de façon à ce que tous y trouvent satisfaction et respect ». Éclairante, la relecture contemporaine du vieux concept d’aliénation. Au total, on ressort de la lecture de ce dossier avec les idées un peu plus claires sur les contradictions modernes du travail et sur les pistes possibles pour les dépasser.

Clés de lecture

Évidemment, on est là bien loin du journalisme habituel empêtré dans l’urgence et le simplisme. Mais la profession, qui voit s’éroder continûment la vente de ses journaux ne devrait-elle pas s’interroger sur le succès d’un mensuel comme celui-là qui a augmenté sa diffusion de 18 % en 2009 ? Certes, Philosophie Magazine n’est pas une revue très grand public. Mais il me semble que même ceux qui visent une cible plus large – je pense aux quotidiens – y gagneraient à s’inspirer un peu de son approche : réflexion, recul, points de vues contradictoires, mise en perspective des idées.

N’est-ce pas le mépriser que de ne pas voir que le « grand public », tout au moins celui qui lit encore des journaux, attend aussi (surtout) cela : des clés de lecture pour déchiffrer la complexité du monde et pour se forger sa propre opinion ?

La presse a usé le crédit de beaucoup d’intellectuels en leur demandant de commenter l’actualité comme des journalistes. Les journalistes pourraient renforcer le leur en acquérant un peu de la distance du philosophe sur l’événement.

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Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

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