On ne voit pas l’herbe pousser
On ne voit pas l’herbe pousser. Si le gouvernement d’une puissance moyenne
annonce pour l’année en cours un recul du produit intérieur brut (PIB) de 1,5 % tandis que l’Organisation pour le Développement et la Coopération Economique plus connue sous l’acronyme OCDE le prévoit de plus du double, soit 3,3%, quelle estimation vous paraît la plus crédible ?
Question subsidiaire, si selon l’INSEE un point de PIB fait perdre 300.000 emplois, combien de chômeurs en plus fin 2009 ? Réponse: autant qu’envisagé ici le mois dernier: un million.
On ne voit pas l’herbe qui pousse. Comme si c’était à chaque fois un événement exceptionnel, les bulletins d’information annoncent le licenciement de quelques centaines de personnes. Pourtant, en janvier et février environ 3000 personnes ont chaque jour ouvrable perdu leur emploi dans ce pays, les statistiques pour mars ne sont pas encore disponibles.
On ne voit pas l’herbe pousser, ces 3000 chômeurs de plus par jour ouvrable signifient que nous sommes déjà dans le rythme de croisière vers le million de chômeurs. À celui qui voulait aller chercher la croissance avec ses dents, faut-il conseiller de se mettre à quatre pattes et, sans perte de temps, se mettre à brouter ? Il n’y a pas d’exception française en la matière, le FMI s’inquiète déjà d’une déflation mondiale possible. Qu’on le veuille ou pas, c’en est fini de la post-modernité post-soviétique et de son ultralibéralisme.
Cet avant-dernier samedi de mars, à quelques kilomètres de Lille, dans un vieux fort abandonné, au milieu d’un bosquet longeant le canal, les quelques dizaines de Chtis qui s’y trouvent, eux non plus, n’ont pas vu l’herbe pousser. D’ailleurs, ils n’auraient pas pu. Maintenant qu’il y a une grille, quand le cantonnier n’y est pas, ces ruines ne sont accessibles qu’une fois l’an pour que ces Chtis-là justement puissent venir rendre hommage à leurs camarades ou leurs parents qui y furent fusillés entre octobre 1941 et décembre 1942. Pas exactement des résistants de la dernière heure, qui plus est des résistants singuliers. Les deux tiers d’entre eux, presque tous communistes, avaient
participé à la grève des mineurs de mai-juin 1941, en dépit du pacte germano-soviétique,
Le Nord-Pas de Calais c’est aussi pendant cette période 80% des actes de résistance en France. C’est dire que, malgré la présence d’un conseil municipal élu sur une liste apolitique les Chtis habitués du fort du Vert Galant sont par excellence un échantillon non représentatif de la population. Pas plus que ne l’étaient en 41-42 ceux qui, à peine sortis de l’adolescence s’étaient engagés dans la Résistance alors que leurs pères étaient dans les stalags. L’opinion moyenne est utile au marketing, pas à la réflexion, il vaut la peine d’écouter ceux qui depuis longtemps ne prennent presque plus la parole. Ce n’est pas
l’analyse économique qui nourrit leur conversation, question d’éducation mais aussi de vécu.
Les trente glorieuses furent aussi l’apogée suivie de la fermeture définitive de tout le bassin houiller . Ils se placent sur la longue période. Ils savent bien que ce capitalisme qu’ils ont tant vilipendé en prend un coup mais ils n’en tirent aucune satisfaction. Au contraire, l’inquiétude qui les habite c’est de voir la montée du racisme, les libertés écornées et la crainte, comme dans les années trente que la crise débouche à nouveau sur l’horreur inimaginable. Ils ont peur que nous ne voyions pas l’herbe pousser.
Dans un régiment de cavalerie pris dans la débâcle de 1940, se trouvait un bourgeois de province de 27 ans , à peine plus vieux que la plupart des fusillées du Vert Galant . Quand il reçut le Prix Nobel de littérature ce fut pour avoir combiné « la créativité du poète et du peintre avec une conscience profonde du temps dans la représentation de la condition humaine ». Claude Simon a ouvert un de ses livres par cette citation de Boris Pasternak : « Personne ne fait l’histoire, on ne la voit pas, pas plus qu’on ne voit l’herbe pousser ».