Les pièges de l’actualité
Les retraites ne font plus la une. La loi est passée et la presse passe aussi à autre chose. C’est sa loi à elle. Une actu chasse l’autre.
La question des retraites est pourtant loin d’être réglée. Mais on ne peut pas parler de tout, tout le temps. On y reviendra quand elle sera à nouveau d’actualité (c’est-à-dire quand on s’apercevra que cette réforme, comme les précédentes, n’a rien résolu).
Pourtant, précisément, l’épisode que nous venons de vivre met en lumière la difficulté de cerner ce qui est vraiment important dans ce type d’actualité. Que voit-on, que lit-on, en effet, dans les médias, depuis cinq ou six mois ? Que nous racontent-ils ? Un conflit entre les centrales syndicales et le gouvernement. Des manifestations à l’ampleur controversée, avec des estimations de participation allant du simple au décuple (au passage, au lieu de rapporter de manière goguenarde le décalage entre les chiffres de la police et ceux des syndicats, le rôle de la presse ne serait-il pas de mettre au point des moyens de comptage plus objectifs ? Il me semble que c’est ce qu’elle fait dans les autres pays d’Europe).
Puis, on nous a parlé des grèves, en particulier dans les raffineries, des blocages des camions-citernes, des files de voitures dans les stations-services. Et finalement du vote à l’Assemblée et au Sénat, des dernières vraies-fausses négociations, des défaites ou des victoires des uns ou des autres (ce ne sont pas les mêmes qui ont gagné ou perdu, selon l’orientation politique des journaux).
Détournement d’information
En narrant et commentant toutes ces histoires périphériques à la réforme des retraites, la presse a fait son métier. Et si elle ne l’avait pas fait, on serait en droit de le lui reprocher. Mais je ne peux m’empêcher de penser qu’en accomplissant ainsi sa mission d’information, elle est en fait piégée. Car elle se laisse détourner même de cette mission d’information – et, j’en conviens encore une fois, elle ne peut pas faire autrement – par tous ceux qui n’ont aucun intérêt à ce que l’on débatte des retraites sur le fond : le gouvernement qui sait que sa « grande » réforme n’est qu’une série de mesurettes inefficaces, mais dont la seule préoccupation est de tirer du conflit une image de fermeté pour regagner son électorat ; les syndicats qui s’arc-boutent sur des positions intenables pour essayer de montrer leur force et de regagner un peu de crédibilité et, eux aussi, des électeurs (la récente réforme sur la représentation syndicale les obligeant à obtenir au moins 10 % de voix aux élections professionnelles) ; les partis d’opposition qui, n’ayant pas de projet de rechange, se sont vautrés dans des promesses de contre-réforme dont chacun sait qu’ils ne les tiendront pas quand ils seront aux manettes ; le patronat qui a fait profil bas, trop content qu’on ne parle pas de lui dans cette histoire (il fait pourtant, théoriquement, intégralement partie du système paritaire français) ; et enfin, tous les bénéficiaires des régimes spéciaux, qui, bien que n’étant pas aujourd’hui concernés (leur statut doit évoluer à l’horizon 2017), étaient à la pointe du combat pour défendre préventivement leurs acquis et avaient tout bénéfice à jouer les victimes pour qu’on ne s’aperçoive pas de leurs avantages indécents (un des problèmes français étant justement la multiplicité des régimes spéciaux, 333 dit-on).
Message simpliste
Bref, toute cette agitation, toute cette actualité, bien réelles, que la presse a, selon son devoir, normalement relayées, ont permis d’occulter le fond de l’affaire : comment repenser notre système de retraite pour qu’il soit plus équitable et plus durable. De cette réalité initiale, concernant l’ensemble de la société française, et des solutions possibles, il n’a plus été question dans les médias depuis que le conflit a débuté – ou très marginalement. Malgré eux, ils ont ainsi joué le jeu de ceux dont ils auraient dû, au contraire, dénoncer les tricheries et les conflits d’intérêts. Dit d’une autre manière, au lieu de nous informer objectivement, ils ont été, indirectement, leurs vecteurs de communication. Ils ont transmis leur message simpliste et guerrier, commun à tous, malgré les apparences : « Voyez comme nous sommes forts, voyez comme nous allons gagner, voyez comme vous pouvez nous faire confiance ». Plus ils relataient la bataille des retraites, plus les véritables enjeux disparaissaient.
Mais on ne saurait jeter la pierre aux journalistes, dont beaucoup étaient sans doute conscients de cette dérive. C’est le fondement même de ce qu’est devenu le journalisme, la focalisation sur l’actualité « chaude » combinée à l’immédiateté de l’information (c’est-à-dire le contraire de ce que devrait être sa « médiatisation » par des professionnels) qui est en cause et dans lesquelles l’auditeur ou le lecteur sont également pris. Qui lirait, en effet, au lendemain d’une grande manifestation, un papier sur la méthode du capital point à la suédoise pour équilibrer les régimes de retraite ? Chacun veut d’abord savoir ce qui se passe plutôt que ce qui se pense. L’actualité prime, la pensée trinque.
Lire la chronique précédente : Médias : Les infortunes de la vertu : retour sur l’affaire Woerh-Bettencourt