Les Européens et la crise: un pessimisme partagé
Dans le cadre de sa mission de veille et d’analyse de la société et de ses mutations, le Centre d’Analyse Stratégique porte un regard approfondi sur la perception de la crise économique et financière en France et dans six pays Européens : Allemagne, Royaume-Uni, Espagne, Italie, Pologne, Suède.
Enquête TNS Sofres
1. Une crise ancrée dans la durée et dans les esprits
Pour la majorité des Européens, tout se passe comme si la crise était devenue un état de fait, une situation de difficultés économiques et sociales durable et pérenne à moyen terme, et non un moment paroxystique, concentré dans le temps, aux conséquences immédiates et dramatiques.
Près d’un tiers d’entre eux imaginent en effet une sortie de crise en 2012 et plus de la moitié après 2012… Les Suédois, qui se disent, de loin, les moins affectés et les plus optimistes dans ce contexte de crise, sont les seuls à voir une issue plus rapide, qu’ils datent à 2011 ou 2012 (67%).
Dans cette situation, l’impact de la crise se lit plus en termes subjectifs, de ressenti et d’appréhension pour le futur, qu’objectifs, en termes d’incidences concrètes qui, si elles sont réelles, sont relativisées au final.
La crise active des craintes et génère un climat de sensation de perte de pouvoir d’achat et de manque de confiance pour le futur, qui ne se traduit pas nécessairement dans les faits pour tous. Le ressenti est très important : 62% des Européens affirment que leur foyer a été affecté, dont 78% au Royaume-Uni et 71% en Pologne.
Dans l’appréhension de l’avenir, la perception de la crise se décline, hormis en Suède, dans le
sentiment que le pouvoir d’achat du foyer va diminuer, principalement via une baisse des revenus du foyer, anticipée par 56% des Européens (toujours avec des nuances chez les Allemands, les Polonais et les Suédois qui sont 59% à ne pas avoir de craintes sur ce point).
Par ailleurs, chez les actifs, les craintes d’une perte de leur emploi dans un avenir proche sont réelles d’un pays à l’autre, partagées par 27% des travailleurs Européens, contre 72% qui pensent le contraire, à l’exception toujours des Suédois, les moins inquiets (17% ne pensent pas perdre leur emploi).
Enfin, l’ancrage de la crise dans les différents pays de l’enquête se lit au travers du fort pessimisme ressenti à l’égard de la situation économique de son pays (partagé par 57% des Européens), avec toute fois des disparités : en France, Espagne, Italie, Royaume-Uni, un pessimisme prédominant partagé par plus des deux tiers des populations, culminant à 77% en France, pays le plus pessimiste (en dépit d’un amorti permis par les stabilisateurs automatiques de son modèle social reconnu, mais qui ne suffit pas à envisager l’avenir sereinement). En Allemagne et Pologne, les populations sont déjà dans le rebond, partagées pour moitié entre optimisme et pessimisme. Enfin, les Suédois apparaissent comme particulièrement confiants : 70% disent être optimistes sur la situation économique du pays.
Néanmoins, sur les incidences concrètes, d’un point de vue plus objectif, une majorité d’Européens
affirment ne pas avoir directement eu des difficultés à payer toutes les factures en fin de mois sur la dernière année (53% jamais ou pratiquement jamais) ou à faire face aux dépenses de santé (66% jamais ou pratiquement jamais, avec tout de même des difficultés accrues en Allemagne, Italie et Pologne).
Un décalage semble donc exister entre, d’une part, un certain pessimisme qui noircit le tableau des perceptions pour son pays et, d’autre part, le sentiment que son propre vécu n’a pas été bouleversé par la crise.
D’ailleurs, près des deux-tiers des Européens interrogés estiment qu’ils ont eux-mêmes été moins touchés par la crise que leurs concitoyens (65%), même si leur pays leur semble avoir été plus touché par la crise que les autres pays Européens (55%, avec de fortes nuances en Allemagne, Pologne et Suède, qui se sentent plus épargnées, et même en France où 56% estiment que leur pays a été moins touché que les autres, alors que les Français sont les plus pessimistes).
2. Les moteurs de la confiance : au-delà des atouts propres à chaque pays, réduction des dépenses et orthodoxie budgétaire
Cependant, dans cette période manifestement durable de turbulences, les Européens perçoivent un certain nombre d’atouts dont disposent leurs pays respectifs.
Des éléments plutôt structurels en premier lieu, comme les moyens de communication et de transport (un atout pour 65% des Européens, mais un handicap pour 58% des Polonais), les ressources énergétiques et matières premières (64%).
Mais également des éléments constitutifs du « modèle » Européen : l’innovation et la recherche (80%), la qualification et la productivité de la population active (76%), la protection sociale (63% avec des disparités entre la France – 75% -, l’Allemagne – 76% – et la Pologne – 37% uniquement) et le système éducatif (61%).
En revanche, d’autres points qui semblent être des moteurs potentiels de rebond font défaut dans leurs pays aux yeux de nombreux Européens.
Il s’agit tout d’abord de la situation des entreprises, qui les partage (51% la voient comme un atout, 47% comme un handicap) et inquiète particulièrement les Espagnols, les Italiens et, dans une moindre mesure, les Britanniques. Et ce, alors même que les pays les plus optimistes dans la situation actuelle voient dans leurs entreprises un atout (64% en Suède, 63% en Allemagne). L’état d’esprit des habitants, vu comme un handicap par 58% des Européens, mais seulement 45% des Suédois et l’état des finances du pays (un handicap pour 70% des Européens, 85% des Français et
84% des Britanniques, un atout pour 64% des Suédois, et une crainte particulièrement anxiogène) rendent la reprise d’autant plus difficile qu’ils contribuent à noircir les perceptions de la situation et pèsent sur la confiance dans l’avenir.
Pour aider leur pays en sortir de la crise, un certain nombre d’actions font consensus parmi les Européens :
la réduction des inégalités sociales (84% des Européens interrogés jugent qu’il s’agit d’une bonne chose),
la stricte interdiction d’un dépassement des déficits ou de la dette publics (83%),
l’augmentation des investissements de l’Etat dans les secteurs innovants (81%),
le renforcement de la protection sociale (79%),
l’augmentation des salaires (70%, mais seulement 47% au Royaume-Uni).
En revanche l’augmentation des cotisations sur les salaires est jugée beaucoup moins positivement : seuls 27% pensent qu’il s’agit d’une bonne chose (contre 73%), certains pays se montrant particulièrement peu favorables à cette action : l’Allemagne (11%), la Pologne (12%) et la France (17%).
Certaines mesures sont également plus clivantes : le soutien aux entreprises, qui ne recueille pas l’unanimité en Allemagne, en Suède et en Espagne quand 63% des Européens y sont favorables. Alors que sur ce point, les Français ont une approche très interventionniste (imposer plus les entreprises sur leurs profits tout en les soutenant plus), les Allemands manifestent une plus grande propension au laisser-faire (ni imposition, ni soutien).
La baisse de certaines dépenses sociales, une bonne chose pour 62% des Européens
mais seulement 56% de Britanniques et d’ Italiens.
Enfin la diminution du nombre de fonctionnaires, une bonne chose pour 73% des Européens, mais seulement 54% de Français et de Suédois.
Dans un contexte où 73% des Européens interrogés se disent inquiets par le niveau des déficits et de la dette publique (une inquiétude majoritaire dans tous les pays hormis en Suède : 28%), ils sont 82% à privilégier la baisse des dépenses publiques à la hausse des recettes (29%) pour lutter contre ce problème.
Invités à choisir dans une liste les domaines sur lesquels devrait avant tout porter la baisse des dépenses publiques, les Européens choisissent d’abord les salaires des fonctionnaires (51%), avant l’aide financière aux pays en développement (46%) et la Défense (32%). En revanche le domaine à préserver en cas de baisse des dépenses publiques est la santé pour plus de la moitié d’entre eux, avant l’éducation et les retraites (citées par environ un tiers d’entre eux).
L’Europe pourrait avoir un rôle à jouer sur les finances publiques des Etats : les Européens oscillent en effet entre la volonté de régler les questions de politique budgétaire au niveau national (80% sont d’accord) et la volonté d’une surveillance accrue de l’Union Européenne (76% d’accord). Ce paradoxe peut se résoudre, néanmoins, en considérant que l’intensité avec laquelle est plébiscitée la surveillance accrue des finances publiques par l’Union (42% sont « tout à fait d’accord » contre 29% pour la gestion nationale des politiques budgétaires) suggère qu’à défaut d’efforts spontanés et efficaces d’orthodoxie budgétaire des Etats, l’Union Européenne est un garant crédible pour éviter un endettement trop important qui rend les citoyens anxieux.
3. Les acteurs institutionnels : entre défiance et attentes
En toile de fond de ce sentiment de craintes et de pessimisme, les Européens expriment une certaine
défiance à l’égard de différents acteurs qui pourraient porter un message et/ou une action sur la sortie de crise. Hormis les Polonais qui leur portent une confiance beaucoup plus appuyée que les autres Européens (pratiquement 30 à 40% de plus), ils ne sont pas réellement perçus comme des porteurs d’une promesse de sortie de crise, que ce soit au niveau individuel ou au niveau national.
Cette méfiance se traduit par le fait que ni les syndicats, ni le FMI, ni les institutions Européennes, ni les pouvoirs publics, ni les banques et organismes de crédit ne recueillent la confiance des Européens, Polonais exceptés, pour aider à sortir de la crise, avec des niveaux de défiances proches de, voire supérieurs à 60%…
Les jugements sont plus positifs sur les entreprises, que l’on reconnaît être au coeur de
la croissance et de l’emploi, et les associations de consommateur qui ont meilleure presse que les autres acteurs même si leur rôle ne peut être que limité.
Le rôle de l’Europe semble ici très ambigu : hormis les Allemands, Britanniques et Suédois, on souhaite globalement que les Etats membres soient plus solidaires entre-eux (44%), en reconnaissant que face à la crise, l’appartenance à l’Union Européenne est un atout (62% des Européens, mais 36% des Britanniques) même si l’on pense a contrario que la crise privilégie les réflexes nationaux vers une coordination réduite (55%).
L’Euro est un atout pour les pays de l’Eurozone, mais un atout incertain : seulement 52% l’ayant adopté le voient comme tel, quand 70% des pays encore souverains monétairement pensent que cette extranéité est un avantage pour eux…
1 TNS Sofres a interrogé par Internet des échantillons représentatifs des populations âgées de 18 ans et plus de ces pays (méthode des quotas : sexe, âge et profession après stratification géographique), comptant chacun 1000 individus. Soit au total, un échantillon Européen de près de 7000 répondants, qui propose une vision contrastée d’une crise qui s’inscrit pour eux dans une réalité concrète et installée. Terrain réalisé du 2 au 13 septembre 2010