Jeux en ligne, l’improbable martingale
La loi instaurant l’ouverture des jeux en ligne met fin, dans la précipitation, à plusieurs siècles de monopole d’Etat sur les jeux de hasard en France.
Les sites de jeux en ligne, en France, vont sortir de la clandestinité. La loi adoptée par les députés le 6 avril dernier, concernant l’ouverture à la concurrence et à la régulation du marché des jeux en ligne, a finalement été validée le 12 mai par le Conseil constitutionnel, et promulguée le lendemain.
Celui-ci avait été saisi le 13 avril par une soixantaine de députés socialistes qui tentaient ainsi de s’opposer à cette libéralisation. Le PS dénonçait une hâte suspecte alors même que des députés de la majorité, tel Jean-François Copé lorsqu’il était ministre du Budget, s’étaient opposés à la fin du monopole en vigueur en France, arguant des risques pour l’ordre public pour ne pas relâcher le contrôle d’une activité propice à générer de l’addiction. Au passage, le monopole permettait à l’Etat croupier de prélever sa dîme, soit environ 5 milliards d’euros par an.
Mais lorsqu’Eric Woerth fut ensuite nommé au Budget dans le gouvernement Fillon, le changement de pied a été radical : l’objectif était la libéralisation, « sous l’impulsion directe de l’Elysée », dénonce le député socialiste Gaëtan Gorce !
Volte-face et précipitation
L’empressement apparut d’autant moins justifié au regard de la réglementation européenne qu’un récent arrêt (de septembre 2009) de la Cour de justice européenne réintroduisait le principe de subsidiarité dans les jeux en ligne, laissant le soin aux Etats de déréglementer ou non en la matière. Un jugement d’autant plus légitime que les jeux ont été exclus en 2006 de la directive Bolkenstein de la Commission européenne sur l’ouverture des services à la concurrence. Bref, rien ne pressait. Et Gaëtan Gorce pointe du doigt le début d’une privation annoncée de la Française des Jeux (FDJ) et du PMU, et les risques d’addiction et de blanchiment d’argent qui collent à l’univers du jeu.
Du privilège à la bataille juridique
Un butoir fut fixé pour l’ouverture légale des jeux en ligne : la Coupe du monde de football… le 11 juin ! Une gageure ! François Baroin, qui a repris le dossier au Budget, veut justifier cette précipitation : il s’agit d’organiser « une offre légale et contrôlée afin que les paris sportifs puissent être encadrés » à l’occasion de la Coupe. Et plus prosaïquement pour ne pas laisser les seuls sites illégaux profiter de l’évènement. Mais malgré une apparente sérénité, Jean-François Vilotte, le président de l’Autorité de régulation des jeux en ligne (Arjel), a déclaré le 21 mai que seulement une vingtaine de dossiers pourraient être étudiés d’ici là, pour l’attribution d’une trentaine de licences tous jeux confondus. Tous les candidats à une licence ne seront pas servis. Certains dénoncent déjà des « privilèges » pour des candidats bien en cour : dans d’autres pays, l’attribution d’une licence peut prendre jusqu’à six mois…
Avantage au PMU et à la Française des jeux
La libéralisation des jeux en ligne est restreinte. Elle ne concerne que les paris hippiques et sportifs ainsi que les jeux de poker sur internet, pas plus. Autrement dit, la Française des Jeux va pouvoir conserver son monopole sur les loteries et autres jeux de grattage, tout en élargissant son champ d’intervention à d’autres jeux et en nouant de nouveaux partenariats (avec Orange et Yahoo, notamment) pour élargir son audience. Quant au PMU qui va conserver sa solide implantation dans les paris hippiques, il a déjà trouvé des partenaires pour se diversifier dans les paris sportifs (Paddy Power) et le poker (PartyGaming), et signé des accords avec de grands médias (TF1, RTL, Le Figaro.fr) pour se rapprocher du grand public.
Aussi, des batailles juridiques semblent se préparer, certains candidats contestant les avantages consentis aux anciens monopoles jugés en position d’abus de situation dominante.
Par ailleurs, pour montrer patte blanche, il faudra accepter d’autres contraintes, et pas des moindres.
D’abord, des systèmes pour détecter l’origine des fonds vont être mis en place, afin que les jeux en ligne ne servent pas à blanchir de l’argent sale. « Tout le monde voit bien que les mafias sont intéressées par les jeux d’argent pour lessiver l’argent de la drogue et de la prostitution», explique un expert du secteur. Les opérateurs devront coopérer avec Tracfin, qui travaillera avec eux comme ils le font déjà avec les casinos.
Ensuite, des dispositifs permettant de détecter les comportements addictifs des joueurs les plus « accros » doivent être installés pour freiner leurs élans.
Jeu compulsif et surendettement
Pour le joueur/consommateur, la banalisation des paris et jeux de hasard n’est pas sans risque. Gare à l’explosion des situations de surendettement, à cause de l’addiction. Certes, on pouvait être dépendants aux jeux d’argent avant la déréglementation… mais moins facilement. « L’offre de jeux et la plus grande facilité de l’accès au jeu susciteront une plus grande addiction, que les pouvoirs publics ont le devoir de prévenir, de contenir et de soigner beaucoup mieux qu’ils ne l’ont fait jusqu’ici », estime François Trucy, rapporteur du projet de loi, déjà auteur de deux rapports sur le sujet en 2002 et 2006.
En France, avant la déréglementation, environ 2 personnes sur 3 de plus de 18 ans pratiquent un jeu d’argent. Si l’on considère les seules courses hippiques, plus de 7 millions de parieurs (dont 40% de femmes) sont des clients du PMU, et jouent en moyenne 1,2 fois par semaine (mais 6% sont des parieurs quotidiens) à raison de 9 euros par jeu (soit 11 euros par semaine). Combien seront-ils lorsque les paris seront accessibles à partir d’un PC ou d’un téléphone portable ?
Comparés à leurs voisins, les Français sont peu joueurs : ils ne consacrent au jeu que la moitié du budget dépensé par les Espagnols et les Finlandais, ou les trois quarts de celui des Britanniques.
Malgré tout, aujourd’hui, on estime plus de 600.000 personnes dans l’Hexagone le nombre de joueurs pathologiques pour lesquelles des consultations hospitalières sont organisées. Soit environ 1% de la population. On remarque que, pour un pays qui s’est opposé jusqu’à présent à la libéralisation des paris et des jeux de hasard, la proportion est deux à trois fois inférieure à celle d’autres pays. Ainsi aux Etats-Unis, selon une étude de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale), 2 à 3% de la population – soit 6 à 9 millions de personnes – serait chaque année confrontée à des problèmes de jeu compulsif.
Il existe donc bien un risque de dérive associé à la déréglementation. Le Canada et l’Australie ont fait le même constat après avoir eux-mêmes ouvert le champ des jeux de hasard.
La dernière illusion
Le risque est bien réel. Certes, maintenir le carcan à l’heure d’internet, alors que n’importe quel joueur peut se connecter sur la Toile à un site étranger sans aucun problème, eût été une protection illusoire. Mais la sécurisation des opérations financières sur des sites légalement autorisés pourrait bien faire sauter les dernières réticences de parieurs en herbe.