Dans un petit ouvrage en forme de plaidoyer, Michel Serres observe avec bienveillance la naissance d’une jeune génération qui va devoir réinventer le monde.

Bien sûr, Michel Serres est l’un de nos plus célèbres philosophes. Mais c’est aussi un historien des sciences et un grand pédagogue, passionné par l’idée de la transmission du savoir. Dans Petite Poucette, il raconte l’histoire de la naissance d’une nouvelle race humaine : les Petit Poucet et Petite Poucette. Il les a ainsi baptisé à cause de l’impressionnante dextérité avec laquelle ces jeunes mutants utilisent leurs deux pouces pour envoyer des SMS à leurs milliers « d’amis » et twitter leur vie en temps réel. Michel Serres les envisage avec tendresse, ces écoliers qui grandissent dans un monde en plein bouleversement.


La troisième révolution est en marche.

Lui, comme nous tous est un enfant de la deuxième révolution, celle du passage de l’écrit à l’imprimé qui a succédé à la première, celle du passage de l’oral à l’écrit. En scrutateur avisé des transformations du monde et des hommes, il analyse le fossé qui se creuse entre nous et ces enfants de la troisième révolution, celle des nouvelles technologies.

Cette faille est plus profonde encore que ceux qui marquèrent la fin de l’empire romain ou la Renaissance. Déjà, nous ne parlons plus la même langue. Alors que depuis Richelieu, l’Académie française publie tous les vingt ans un nouveau Dictionnaire, riche de quatre à cinq mille mots nouveaux, la prochaine version différera d’au moins trente cinq mille mots. À ce rythme, explique l’académicien, « assez vite nos successeurs pourraient se trouver aussi séparés de notre langue que nous le sommes de l’ancien français pratiqué par Chrétien de Troyes ou Joinville ». Leur géographie aussi est différente de la notre, eux qui n’habitent plus le même espace que nous : « Par téléphone cellulaire, ils accèdent à toutes personnes ; par GPS, en tous lieux ; par la Toile, à tout le savoir ; ils hantent donc un espace topologique de voisinage, alors que nous vivons dans un espace métrique, référé par des distances ».

Cours Poucette, le vieux monde est derrière toi !

Contrairement à leurs grands-parents, Petite Poucette et ses congénères n’ont pas connu la famine ou la guerre. À leur naissance programmée, ils peuvent espérer vivre quatre vingt ans et vivre plusieurs vies amoureuses successives, au cœur de mégapoles interconnectées. Ils vont pratiquer de nouveaux métiers et se déplacer sans cesse, dans un monde où le multiculturalisme est devenue la règle.

Quand nous, « nous vivions d’appartenances à des régions, des religions, des cultures, rurales ou urbaines, des équipes, des communes un sexe, un patois, un parti, la Patrie », eux sont redevenus des individus. D’après Michel Serres, c’est plutôt une bonne nouvelle, au vu des crimes du passé commis au nom du collectif. Un passé pour lequel le philosophe n’éprouve pas de nostalgie particulière, lui qui observe avec émerveillement les soubresauts d’un nouveau monde qui s’élabore. Il le sait bien, les périodes de crise se sont toujours accompagnées de mutations politiques et sociales : lors du passage de l’oral à l’écrit, s’est inventée la pédagogie. Lors de l’invention de l’imprimerie, nous avons préféré, comme Montaigne posséder une tête bien faite à une tête bien pleine, sûrs que nous étions de pouvoir accéder au savoir accumulé dans les rayonnages remplis de livres et dispensé par les professeurs.

Comment penser, la tête dans les mains.

Or Petite Poucette, elle, n’a plus besoin de travailler dur pour apprendre le savoir. Il lui suffit d’ouvrir son ordinateur, cette tête qu’elle tient dans ses mains, « bien pleine en raison de la réserve énorme d’informations, mais aussi bien faite, puisque les moteurs de recherche y activent , à l’envi, textes et images, et que dix logiciels peuvent y traiter d’innombrables données, plus vite qu’elle ne le pourrait. Elle tient là, hors d’elle sa cognition jadis interne, comme saint Denis tint son chef hors du cou ». Avec ce décollement, le sujet même de la pensée vient de se métamorphoser.

Les neurones activés des Petits Poucets diffèrent de ceux auxquels l’écriture et la lecture se référaient dans la tête des hommes du XXe siècle. Ils vivent et pensent dans un bruissement virtuel. Dès lors, comment enseigner le savoir ?

Dans ce léger brouhaha des voix du XXIe siècle, tout reste à réinventer. Le vieux philosophe a décidé de suivre allégrement les petits cailloux blancs semés par les Petits Poucets pour imaginer avec eux ce que pourrait être notre vivre ensemble. Ce chemin qui nous mènera du modèle pyramidal et figé de l’antique Tour de Babel ou de la Tour Eiffel à celui, incandescent d’une « tour dansante, volubile, mobile, bariolée, fluctuante, nuée, musicale, vivace, kaléidoscopique ». Celle de notre avenir planétaire commun.

Petite Poucette, Michel Serres, Collection Essais-Manifestes, Le Pommier, 84 pages, 9,50 euros.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

Catégorie(s)

GENERATION, Le Magazine

Etiquette(s)

, , ,