Janvier 2013.
Le mois dernier, sur ce même site, je fermais mon « journal d’un journaliste » et vous en expliquais les raisons. J’ouvre aujourd’hui, en ce début janvier 2013, le journal du retraité que je suis devenu.

Je souhaite continuer à y observer, un peu en retrait donc, et avec un regard plus large, le fonctionnement décidément déraisonnable de notre société. Mon but n’est pas de juger de nos mœurs contemporaines : de quel droit pourrais-je me poser en juge ?

J’ai plutôt l’ambition d’interroger ces mœurs : pourquoi agissons-nous comme nous agissons, d’où vient que nous pensons comme nous pensons ? Et pourrions-nous agir et penser différemment ?
Ce qui m’intéresse, c’est de questionner ce qui nous paraît « aller de soi », « être normal » et tous les « on ne peut pas faire autrement » dont nous sommes tissés. Un seul exemple, pour éclairer ce que je veux dire : beaucoup d’entre nous prennent chaque matin le métro dans des conditions qui, si on les regarde objectivement, sont totalement inhumaines et nous rendent d’ailleurs, pendant le temps du trajet, tout à fait inhumains les uns envers les autres. La station gare Saint-Lazare, à neuf heures du matin, fait immanquablement penser à certaines scènes du film prémonitoire de Fritz Lang, Metropolis (sorti en 1927 et situant son histoire en 2026…).

Pourquoi acceptons-nous cela ? Est-il bien normal de vivre ainsi ? Ne pourrions-nous pas nous organiser différemment pour ne plus subir cette oppression ? Voilà peut-être les questions qu’un certain éloignement de la course quotidienne permet de se poser ? Je ne prétends pas pouvoir y apporter des réponses définitives. Mais s’interroger sur de fausses évidences, c’est déjà faire un pas sur le chemin de réponses nouvelles. Si on refuse de comprendre les problèmes, on a, en effet, peu de chance de trouver des solutions.

Poignées en or

Qu’il me soit permis, pour entamer cette rubrique, de commencer par me questionner moi-même. Je suis en bonne santé physique et mentale, je n’ai que 61 ans, je gagne correctement ma vie en travaillant assez librement. Pourquoi prendre une retraite, certes à taux plein (j’ai commencé à travailler jeune), mais qui va diviser mes revenus par deux et m’ouvrir les portes d’une certaine vacuité, moi qui ai toujours eu un emploi du temps plutôt rempli ?
D’une part, je ne suis pas obsédé par l’argent. Mes enfants sont élevés, j’ai un toit, ma retraite suffira à une vie décente. Pourquoi vouloir accumuler toujours plus ? Pour avoir un cercueil avec des poignées en or ?
D’autre part, j’aime écrire. Mais j’ai presque toujours écrit professionnellement, à la commande, pour gagner ma vie, ce qui ne me laissait pas de temps pour une écriture personnelle. Je vais enfin pouvoir écrire pour moi, gratuitement. Et c’est un grand bonheur.
Mais mon retrait est aussi la conséquence d’une double fatigue : fatigue administrative et fatigue concurrentielle.

Mise en demeure

Commençons par la fatigue administrative. J’ai choisi, il y a 25 ans, de travailler en journaliste indépendant, sous le statut de profession libérale. L’insécurité qui en a découlé – on n’est jamais assuré de ses fins de mois – ne m’a jamais inquiété. Elle est la contrepartie d’une certaine liberté quand le salarié, lui, paie le prix de sa (relative) sécurité par un contrat de subordination à son employeur. J’ai eu des années meilleures que d’autres, mais globalement, je n’ai jamais eu de réelles difficultés. Une bonne gestion permet de lisser les hauts et les bas.
Ce qui m’a très vite pesé, c’est la pression administrative. Les règles, les exigences de contrôle, les taux de TVA ou de charges sociales n’ont cessé de varier, de se complexifier, et d’augmenter, au fil des années. J’ai ainsi été soumis à 4 ou 5 taux de TVA différents. La CRDS est venue s’ajouter à la CSG, avec des parties déductibles des impôts, mais qu’il faut calculer soi-même au prix de règles de trois compliquées, parce que l’URSSAF est incapable de fournir son propre calcul. La même URSSAF, récemment, m’envoie deux lettres pour me dire que j’ai trop payé et que je devrai déduire ce trop payé de mon prochain versement, ce que je fais, en premier bien soin de joindre une photocopie des lettres. Inévitablement, 10 jours plus tard, je reçois une missive recommandée m’enjoignant de payer sans délai ce qu’on m’avait demandé de déduire, en y ajoutant des pénalités de retard. Nouvelles lettres, coups de fil (« Tous nos conseillers sont en ligne, veuillez rappeler ultérieurement… »), une matinée de perdue pour régler le problème, sans aucune sorte d’excuse pour l’erreur commise. Et l’expérience montre (ça m’est déjà arrivé plusieurs fois) qu’il n’est pas impossible que je reçoive prochainement une autre mise en demeure… Car tout cela est automatisé et il semble que l’informatique urssafienne ait décidé de prendre son autonomie par rapport aux hommes, comme l’ordinateur HAL dans 2001 Odyssée de l’espace (de Stanley Kubrick, visionnaire, lui aussi). « C’est à cause de l’informatique » est en effet la réponse que l’on reçoit le plus souvent pour expliquer un dysfonctionnement que personne ne semble en mesure de résoudre.

Empilement irrationnel

Il faut aussi faire tourner l’informatique quand on veut déduire le prix de ses repas si on déjeune hors de chez soi. Car on ne peut soustraire que la tranche entre 7,26 et 14,32 euros (ce ne sont pas les chiffres exacts, mais ça y ressemble). Et là-dessus, il faut appliquer deux taux de TVA, à 7 % (récemment 5,5) pour la nourriture et 19,6 % (bientôt 20) pour les boissons. 10 minutes de calculs pour 7 euros, j’ai renoncé à défalquer mes repas.
Et la confiance règne. On est obligé de soumettre ses comptes annuels à une AGA (association de gestion agréée) que l’on paye soi-même, si on ne veut pas voir son bénéfice majoré automatiquement de 25 % par les impôts. Autrement dit, l’administration fiscale estime, a priori, que tout contribuable libéral est un fraudeur.
Je m’arrête là, un livre ne me suffirait pas à raconter les incohérences, les contradictions, les erreurs, la méfiance d’une bureaucratie qui, souvent, ne comprend plus elle-même ses propres règles.
On parle sans cesse de simplification administrative mais, pour ma part, je n’ai vu, depuis un quart de siècle, que de nouvelles mesures s’ajoutant aux anciennes en un invraisemblable et irrationnel empilement. Et ce qui se profile n’est pas pour me rassurer. Même le statut d’autoentrepreneur (que l’on peut contester, mais qui avait vraiment le mérite d’être relativement simple) est aujourd’hui dans le collimateur du gouvernement qui veut déjà le réformer (il n’existe que depuis 3 ans). On craint le pire.

Voleur potentiel

Je trouve légitime de payer des impôts et des charges sociales, et je m’en suis toujours acquitté rubis sur l’ongle sans chercher à « optimiser » ma fiscalité, sans jamais demander de réductions et encore moins de subventions. Je n’ai nulle envie de m’exiler à l’étranger. J’aurais simplement aimé, toutes ces années, qu’on ne me traite pas, de facto, comme un voleur potentiel, mais comme un citoyen honnête, qu’on ne me complique pas sans cesse les tâches déclaratives, qu’on me réponde clairement et humainement quand je téléphone (qu’on me réponde tout court d’ailleurs, car souvent ça sonne dans le vide), qu’on m’explique le sens de règles et de calculs incompréhensibles qui font que l’on a une chance sur deux de se tromper en toute bonne foi (mais pour l’administration, on n’est jamais de bonne foi). Je n’en peux plus. C’est cela dont je suis fatigué et qui me pousse aujourd’hui à prendre une retraite dont le montant sera automatiquement reporté sur ma feuille d’impôt et les cotisations sociales prélevées à la source. Quel repos !

Travail sans qualité

La deuxième grande fatigue qui me conduit au retirement est la montée irrésistible de la pression concurrentielle depuis 15 ans qui se traduit par l’apparition de toutes les formes de low-cost et la perte globale de la qualité dans le travail, et pire encore, dans les rapports humains. Mais c’est là aussi une longue histoire pleine de questions qui dépassent de loin ma petite personne. J’y reviendrai le mois prochain.

Lire la dernière chronique du journal d’un journaliste

[« Adieu, mon métier bien-aimé »

 >https://www.place-publique.fr/index.php/spip.php?article6730]

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

Catégorie(s)

GENERATION, Le Magazine

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