Le patron de France Télécom est devenu chef d’entreprise en toute fin de carrière.

Quatre ans de trop! Didier Lombard a pris les rênes d’une grande entreprise à l’âge ou d’autres prennent leur retraite. Il fêtait ses 63 ans le jour où il prit la succession de Thierry Breton qui lâchait la présidence de France Télécom pour le ministère de l’Economie et des Finances. C’était en 2005.

Etait-il l’homme de la situation ?

Un rad’soc plutôt débonnaire

Ayant intégré l’entreprise deux ans auparavant pour en définir la stratégie, il représentait la continuité, la solution la moins dérangeante pour tout le monde. Pour Thierry Breton qui organisait sa succession, il était le candidat qui poursuivrait sa politique à France Télécom, et sur qui il conserverait un ascendant. Pour Jean-Pierre Raffarin alors à Matignon, il était pétri du « bon sens » si cher à l’ancien Premier ministre. On aurait effectivement bien imaginé Didier Lombard sous la troisième République, radical socialiste à l’allure débonnaire attaché à la fois à l’esprit public et à la propriété privée, nouant des alliances de circonstances avec la droite ou avec la gauche pour finalement gouverner au centre avec le pragmatisme comme unique référence.

Grand commis de l’Etat

C’est d’ailleurs ainsi que Didier Lombard mena sa carrière, bardé de diplômes en télécommunications et en économie. Son itinéraire est celui d’un parfait grand commis de l’Etat, de grandes administrations en ministères techniques, en charge de missions où il se distingua mais pour lesquelles il n’eut jamais sur les épaules la charge d’un capitaine d’industrie. Avec l’existence de milliers de femmes et d’hommes sous sa responsabilité. C’est un homme de la technologie, des chiffres et des stratégies. Mais a-t-il perçu la réalité de ces chiffres transformés en objectifs pour les collaborateurs qui doivent les atteindre ?

L’homme à abattre

Il est aujourd’hui le patron à abattre, celui qui n’hésite pas à mettre en péril la santé et la résistance psychologique de ses collaborateurs au nom de performances, celui qui est si peu empreint de la situation qu’il parlera même de « mode » pour qualifier le suicide de 23 collaborateurs de l’entreprise en 18 mois, avant un 24e drame. Certes, il s’en est excusé et on ne peut imaginer qu’il considère ces suicides avec légèreté. Et les causes peuvent être multiples et complexes. Mais ce lapsus en dit assez long sur un manque de maîtrise et de compréhension de la profondeur de la situation, sur la distance qui existe aujourd’hui entre le patron de France Télécom et les salariés de l’entreprise.

Porté par le courant

L’itinéraire de Didier Lombard reflète en outre l’évolution de la société française au cours des dernières décennies. Quand il entre dans le monde du travail aux PTT, il intègre une administration qui est un des bastions du service public à la française. Quant il y revient quarante ans plus tard, les structures d’antan ont volé en éclat, la poste et les télécommunications ont été scindées, et France Télécom est devenue une entreprise commerciale avec un capital et une autonomie de gestion, après la loi de libéralisation des télécommunications portée en 1995 par un certain François Fillon dans le gouvernement Balladur. L’ancienne administration des télécom très franco-française s’est muée en un champion qui défie les plus grands à l’international. Pour l’ingénieur à l’origine du premier satellite français de télécommunications (Télécom 1), il pouvait paraître logique de devenir lui-même un chef d’entreprise, suivant le même genre d’évolution.

Entre le conseil et la stratégie

Entre temps, on l’aura vu conseiller des ministres de gauche au ministère de la recherche, et définir des stratégies industrielles au ministère de l’économie. Sous le gouvernement d’Edith Cresson, il est une des artisans des meccanos industriels qui visent soit à transformer Thomson pour consolider la filière électronique, soit à relancer Bull pour restaurer une filière informatique en déclin.

Avec Abel Farnoux, l’homme de confiance du Premier ministre, il forme un duo hyperactif, Didier Lombard apportant au premier sa connaissance des cabinets et sa caution scientifique. C’est ensemble, par exemple, qu’ils se rendent au siège d’IBM, le temple de l’informatique mondiale de l’époque, pour négocier un accord en faveur de Bull. Une grande époque pour Didier Lombard qui se maintiendra aux conseils d’administration des deux entreprises. Et qui poursuivra son itinéraire de grand commis de l’Etat en présidant l’agence française des investissements internationaux, une mission d’ambassadeur de l’industrie française à l’étranger que lui confiera la droite.

Ingénieur, conseiller, fonctionnaire, homme de cabinet et d’influence…

mais pas chef d’entreprise. Et lorsque Thierry Breton, qui le connaît bien notamment depuis son passage à la direction générale de Bull, accède à la présidence de France Télécom, il l’appelle à son côté : à Breton la renégociation de la dette qui risque d’entraîner le groupe dans les abysses, à Lombard la stratégie et le développement. Avec une priorité sur internet et le haut débit, secteur où la France avait accumulé les retards. On perçoit bien les motifs qui, au nom de la continuité, ont porté Didier Lombard à la tête de France Télécom. Mais, pour mener des hommes et fédérer des énergies plutôt que de les soumettre, d’autres qualités sont requises.

Aveu d’échec

Aujourd’hui, lâché par ses pairs qui ne veulent s’exprimer sur son mode de management, Didier Lombard déclare « anormal » que l’humain ne soit pas en tête des préoccupations du management du groupe. Au 24e suicide. Il signe là un aveu d’échec. Car si un patron n’est pas, à son poste, celui qui peut organiser les tâches de tout un chacun, il lui incombe d’organiser la gouvernance, d’insuffler un mode de management, de mettre en place les systèmes de retour d’informations, et de prendre le pouls du terrain. C’est là que, implicitement, Didier Lombard reconnaît avoir failli. Une stratégie ne se définit pas seulement par des objectifs, mais aussi par des méthodes.

Successeur désigné

La crise est aiguë. La démotivation est contagieuse. Une solution se présente pour France Télécom avec l’arrivée dans le groupe – annoncée en mai – de Stéphane Richard, directeur de cabinet de Christine Lagarde et successeur désigné de Didier Lombard. Un homme d’une génération plus jeune, qui fit également ses premières armes au ministère de l’Industrie auprès de Dominique Strauss-Kahn (et où il côtoya obligatoirement Didier Lombard) mais qui obliqua très vite vers le monde de l’entreprise jusqu’à diriger Veolia Transports (que d’ex-Veolia dans l’actualité des entreprises !).

Avant de se retrouver aux manettes, Stéphane Richard devait prendre le temps de découvrir le groupe. Peut-être n’en aura –t-il pas le temps… car Didier Lombard pourrait être contraint de quitter le groupe plus tôt que prévu. Certes, Christine Lagarde lui a renouvelé sa confiance… le temps d’apaiser la situation pour ménager son successeur, déjà propulsé n°2 du groupe.

* « Paru sur Slate: www.slate.fr »

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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