La crise européenne prend désormais de telles proportions que nous sommes au pied du mur. Veut-on, oui ou non, d’une Communauté Européenne et quel peut être son projet ?
Mutualiser la dette en Europe, repenser les services publics.. deux grands enjeux pour la citoyenneté politique en Europe

La lecture du The Economist du 26 mai 2012 montre à quel point les opinions sont appelées à se remodeler. Peu importe que ce journal annonce en couverture que le diagnostic et le remède proposé soit le sien quand les idées émanent de biens d’autres horizons, et tout particulièrement d’un rapport du Conseil Allemand des Experts Economistes (1).

Le diagnostic d’abord est que, considérée comme une entité, l’Union monétaire européenne n’est nullement confrontée à une crise de la dette et que le problème ne tient qu’à sa fragmentation.

Europe: mutualiser une partie de la dette

Un tel diagnostic devrait déjà suffire à convaincre les opinions les plus rétives qu’il n’y aura d’issue à cette crise que dans une intégration politique effective, et non dans une sortie de l’Euro de tel ou tel pays. En effet le cumul des dettes de l’Union monétaire européenne ne s’élève qu’à 87% de son PNB, quand il dépasse les 100% aux Etats-Unis, sans que ce pays américain soit plongé dans une crise aussi sévère que celle à laquelle nous sommes confrontés en Europe.

Tout le problème vient précisément de ce que l’Euro est la monnaie d’une « zone économique » et non d’une « entité politique ». En eux-mêmes les mécanismes du marché ne permettront pas de résoudre la crise : la Grèce est confrontée à des taux d’intérêts qui empêchent tout retour à la croissance et donc à l’assainissement économique, tandis que l’Allemagne bénéficie de la situation en empruntant à taux pratiquement nul. D’où l’idée de mutualiser la part de la dette de chacun des pays européens qui dépasse 60% de leur PNB, de manière à ce que l’ensemble des fonds soit emprunté de manière commune, à un taux compatible avec un retour de la croissance dans les pays en danger. Une telle mutualisation implique nécessairement un minimum de politique fiscale commune, chacun des pays devant alimenter ce fonds de rédemption à hauteur de sa part dans la dette commune.

Certes, ce fonds de rédemption ne demeure qu’une option minimale au regard d’une intégration qui se donnerait les moyens de déterminer une véritable politique budgétaire commune, condition essentielle pour mutualiser l’ensemble de la dette des pays qui souhaiteraient s’engager dans une telle voie (2). Mais ce fonds constitue déjà un marche-pied vers une intégration. Celle-ci ne pourrait d’ailleurs concerner qu’un nombre réduit de pays disposés à évoluer dans ce sens. Et ce premier pas est d’ailleurs tellement important que The Economist ne se résout à cette option minimale que comme « une moins misérable solution que l’éclatement de l’euro » (3), non sans souligner l’ampleur de la tâche qui reste à accomplir afin d’établir des institutions démocratiques (4) qui fassent de ce marche-pied autre chose qu’un dispositif technocratique rejeté par les électeurs.

La question est donc déjà d’assurer que ce premier pas soit accompli, et de convaincre des pays comme l’Allemagne, l’Autriche et la Finlande de mutualiser une part de leur dette avec la Grèce, l’Espagne, l’Italie, l’Irlande et le Portugal, mais aussi la France. Il va donc y avoir négociation (5) et Angela Merkel prône déjà toute une série de mesures libérales qui visent à démanteler la protection sociale, privatiser les secteurs publics et flexibiliser le marché du travail… etc.

Des services publics reposant sur l’efficacité, l’équité et la précaution

Toute la question devient alors de bien séparer ce qui est négociable de ce qui constitue le fondement même d’un projet européen qui soit une alternative effective à une réduction de la société au seul marché. Cette négociation doit être l’occasion de clarifier les principes de cette alternative qui nous semble devoir reposer sur la possibilité de conserver des secteurs publics forts qui délivrent des services efficaces dans des conditions d’équité et de responsabilité que les entreprises privées n’ont pas vocation à assumer. S’il est difficile de définir le contour précis de ces secteurs publics, son tracé nous semble pouvoir reposer sur un mixte d’au moins 3 principes : de précaution, d’équité et d’efficacité dont la proportion varie en fonction des activités.

Pour ce qui est de la précaution, fallait-il attendre la catastrophe de Fukushima pour se rendre compte du péril qui consiste à confier à des entreprises privées des activités aussi dangereuses que l’exploitation de centrales nucléaires ? Le coût marginal de la sécurité s’élevant très rapidement, les entreprises privées s’en soucient d’autant moins que c’est bien l’Etat qui pallie aux dommages en dernier ressort, lorsque ceux-ci pèsent sur l’ensemble de la société. Ce principe de précaution ne doit d’ailleurs pas concerner les menaces qui pèsent seulement sur l’environnement, mais bien sur le social dans son ensemble. Ainsi, au vu du développement incontrôlé de la finance, il est vraisemblable qu’à côté du risque écologique, il faille prendre protéger la société et l’économie réelle des risques spéculatifs, en créant un service public bancaire destiné à l’épargne populaire. Pour ce qui est de l’équité, qu’il s’agisse de la santé ou de l’éducation, le citoyen nous semble devoir bénéficier d’un certain nombre de services de base, sans lesquels sa condition même de citoyen n’est pas assurée (6) . Evidemment le niveau de ce service de base est difficile à déterminer et probablement est-il amené à évoluer. Mais en aucun cas, il ne nous semble judicieux de plafonner, a priori, la part de l’Etat dans l’économie. Il suffit de vivre quelque temps aux USA pour savoir que, certes, on y paie moins d’impôts, mais qu’en définitive on s’y trouve moins bien loti qu’en Europe dès lors que les budgets familiaux sont grevés par toutes sortes de dépenses telles que le recours à des écoles, des assurances et des soins privés, sans parler des transports urbains. Bref, la question n’est pas tant de savoir quelle part représente l’Etat dans l’économie que celle de savoir si ce service est mieux délivré par le public ou le privé.

C’est à ce point qu’intervient le principe d’efficacité. Une des raisons majeures qui justifie qu’une activité fasse l’objet d’un service public est qu’elle s’appuie sur un réseau qui lui confère la nature d’un monopole naturel. Ainsi imagine-t-on difficilement de construire plusieurs infrastructures ferroviaires entre les mêmes villes. Et dès lors qu’une activité relève d’un monopole naturel, c’est à la collectivité que doit en revenir le contrôle. A cette configuration en réseau peuvent s’adjoindre bien d’autres avantages tels qu’une tarification simplifiée qui assure d’autant plus de transparence que la communication avec l’usager s’encombre moins de publicité, puisqu’il n’est pas nécessaire de se démarquer de concurrents.

Dans la pratique, la délivrance des services peut, certes, faire l’objet de plusieurs strates activités, telle que la construction et l’exploitation du réseau, mais la séparation de ces activités au sein de plusieurs entités aboutit très vite à une organisation d’autant plus complexe que ces entités entretiennent des relations conflictuelles de fournisseurs à clients sans plus aucune coopération au bénéfice de l’usager final.

Enfin, les secteurs publics constituent pour les Etats des instruments permettant de mettre en œuvre des politiques de relance économique ou d’équité salariale , mais aussi d’aménagement du territoire ou d’enrichissement du patrimoine commun.


« Déstatufier » le fonctionnariat

Toutefois, en dépit de tous ces avantages, les services publics ont la réputation, très souvent justifiée, de devenir des monstres d’inefficacité. La raison en est qu’ils dérogent au droit commun du travail en prenant la forme du fonctionnariat. L’embauche y est subordonnée à un concours particulier, en lieu et place d’un recrutement sur la base d’un diplôme ou d’une expérience professionnelle préalable, assortis d’un bon contact avec ses futurs collègues. Ce concours octroie d’ailleurs un « statut », en lieu et place d’un « emploi » au sens commun du terme. Il est dès lors très difficile à un gestionnaire du service public de faire évoluer les effectifs dont il a la charge pour assurer une fonction. Loin de nous l’idée d’agiter l’épouvantail du fonctionnaire fainéant ou incompétent, mais tout un chacun rencontre suffisamment de dysfonctionnements qui tiennent à des gens qui sont en place et inamovibles, quand une bonne partie du travail est effectuée par des vacataires sous-payés dans des situations précaires. Nous ne fondons pas non plus beaucoup d’espoirs dans les fameuses politiques d’évaluation des fonctionnaires qui ne contribuent qu’à démotiver encore plus ceux qui écoperaient d’une mauvaise note, dès lors qu’ils sont assurés de demeurer en place. Il ne s’agit pas tellement d’introduire dans le service public les mêmes instruments de gestion du personnel que ceux du privé et, pourquoi pas le dire, de déstatufier ces organisations, il y va surtout du problème majeur de la mise en œuvre des politiques de gauche.

Car plus encore que d’efficacité, il est question, ici, d’une confusion au niveau même des principes : nul n’a le droit de s’approprier une parcelle du bien public. Certes, est-il nécessaire de développer des services publics forts, mais du point de vue de la collectivité, il doit être indifférent que tel ou tel poste soit confié à Pierre, Paul ou Jacques. Et, comme dans toute activité humaine, il peut être bon qu’il y ait circulation. Circulation d’autant mieux vécue qu’on pourrait commencer sa vie professionnelle comme infirmier dans la Santé Publique, pour devenir ensuite cuisinier dans un bistrot, et terminer sa vie comme instituteur dans l’Education Nationale. Osons le dire : une des raisons de l’inefficacité de certaines poches du service public vient de ce qu’on s’y ennuie, non pas tant pour l’activité en soi, mais à l’idée qu’on y est pour la vie, et qu’on s’y accroche quand même, parce que si l’on en sort, on n’est pas certain de pouvoir y rentrer à nouveau. Bref, une sorte de trappe qui brise tout dynamisme.

Dans l’expérience historique de la gauche, ce qui fait problème, c’est l’appropriation du bien public par une fraction du peuple qui s’élève au-dessus du droit commun au nom de catégories telles que le statut ou le parti. C’est parce qu’une telle appropriation conduit nécessairement à l’abus, que l’idée de socialisme a fini par s’ossifier alors même qu’il s’agissait de mettre la société en mouvement. Nous ne nous faisons pas d’illusion, la gestion du personnel dans les entreprises privées, la dite « flexibilité » n’est en rien un gage d’efficacité assurée. Mais le développement de secteurs où l’on profite de monopoles naturels, où l’on échappe aux effets contreproductifs de la concurrence, tout en sachant ménager la fluidité d’un contrat de travail de droit commun, devrait aboutir à la constitution de services publics efficaces, équitables et précautionneux qui coexistent avec d’autres secteurs d’activités laissés au privé. Gageons que cette économie mixte privé/public puisse constituer un projet européen qui donne lieu à une véritable intégration politique plutôt que de se résoudre, bon gré, mal gré, à mutualiser des dettes. La négociation qui va s’engager sur cette mutualisation peut être l’occasion de remettre en cause le fonctionnariat, mais pas les secteurs publics, dès lors que toutes les conditions sont réunies pour qu’ils délivrent des services efficaces.

Notes

1. German Council of Economic Experts, Annual Report 2011/2012, 18 Novembre 2011.

2. Voir le très bon article de Thomas Piketty : Une seule solution, le fédéralisme. Page Rebonds dans Libération.

3. The Economist, May 26th 2012, page 12 : « A limited version of federalism is a less miserable solution than the break-up of the euro. »

4. The Economist, May 26th 2012, page 23-26 : “An ever-deeper democratic deficit”

5. The Economist, May 26th 2012, page 54 : “Mr Hollande and Mrs Merkel are clashing over Eurobonds, and more”, article qui conclut : “Mr Hollande wants all issues to be put on the table. He, too, should be asked what France is offering by way of domestic reforms and concessions to Germany’s wish for deeper political union.”

6. John Rawls : Théorie de la Justice. 1971

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

Catégorie(s)

GEOPOLITIQUES, Le Magazine

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