Derniers vœux avant la fin du monde
Mes chers confrères,
A l’orée de cette année 2012, qui sera peut-être la dernière que allons vivre sur cette planète, si l’on en croit les Mayas et Nostradamus réunis, permettez-moi de formuler quelques vœux pour notre profession.
Essayons d’abord de ne pas nous laisser aller à ce à quoi je viens justement de me laisser aller. Ne véhiculons pas complaisamment, quand viendra l’automne et que la date fatidique du 21 décembre approchera, ces délirantes prophéties millénaristes sous prétexte que « ça fait partie de l’actualité », mais surtout parce que ça fait vendre. Ça doit bien faire 200 fois depuis le début de notre ère, soit une fois tous les dix ans, que de sinistres augures nous promettent l’apocalypse sans que rien ne se passe. Cela n’empêchera pas les vaticinateurs de continuer à s’empêtrer dans leurs prédictions, mais, au moins, ne soyons pas leurs porte-voix.
En cette époque déjà largement désorientée n’en rajoutons pas dans le sensationnalisme. Si nous avons encore un rôle à jouer, en tant que journalistes, n’est-ce pas d’apporter un peu de raison dans le flot émotionnel et irrationnel qui nous envahit quotidiennement et que l’on fait passer pour de l’information ?
Notre travail, désormais que l’information brute et brutale est partout en libre-service, n’est-il pas, plus que jamais, de prendre un peu de distance sur les événements, de mettre les faits en perspective, d’éviter les simplifications abusives, d’apporter à ceux qui nous écoutent ou nous lisent encore des éclairages complémentaires qui leur permettront de se forger leur propre opinion de citoyens ?
Ne cherchons pas à donner des infos « plus vite que les autres », quitte à ne pas les vérifier, ne rivalisons pas dans l’urgence : il y aura toujours quelqu’un de plus rapide que nous pour « twitter » le scoop en 140 caractères maximum, c’est-à-dire en moins de 30 mots. Que peut-on dire d’intéressant en 30 mots ?
Arrêtons d’accélérer dans un monde qui va déjà beaucoup trop vite et qui semble n’avoir d’autre objectif que d’augmenter encore sa vitesse. La presse a-t-elle encore vraiment besoin de se presser dès lors que nous pouvons tous être au courant de tout, à tout moment ? Dans l’instantanéité, la rapidité n’a plus de sens. Prenons au contraire le temps de l’enquête, de la réflexion, de l’analyse. Nous ne serons peut-être pas les premiers à annoncer un événement, mais nous serons ceux qui auront aidé à mieux le comprendre.
Dans la vulgate du métier, les deux qualités principales du journaliste sont sa capacité à réagir vite et à simplifier pour aller à l’essentiel. Il me semble que ces deux qualités ne conviennent plus pour rendre compte des réalités de notre XXIe siècle et qu’elles contribuent même à la décrédibilisation de notre profession. Elles sont perçues comme un signe de superficialité. Si certains attendent encore quelque chose de nous, c’est au contraire d’aller dans la profondeur des faits, de démêler, autant que faire se peut, l’écheveau de la complexité, de donner du sens à ce qui, de plus en plus souvent, apparaît insensé. Nous sommes passés de l’âge des téléscripteurs à celui des décrypteurs.
Et puisque 2012 est aussi l’année d’élections importantes, je veux espérer, chers confrères, que nous saurons ne pas sombrer dans la facilité racoleuse. Épargnons-nous – et épargnons à notre public – les petites phrases, les commérages, les indiscrétions, les ragots, les dénonciations dont se servent les politiques pour déstabiliser leurs adversaires, mais qui ne servent pas la politique. Ne traquons pas les candidats pour le seul plaisir de les mettre en porte-à-faux, mais essayons de les questionner avec la constance et la fermeté nécessaires pour les faire sortir de la langue de bois.
Cherchons à comprendre la logique de leurs programmes et à évaluer leur efficacité potentielle, à l’aune des difficultés que nous avons à résoudre. Permettons à chaque citoyen de juger sur le fond le candidat pour lequel il va voter et non seulement sur l’impression qu’il donne ou sur son habileté à débattre. Dénonçons les extrémismes quand ils bafouent les valeurs de notre pays et ne nous servons pas de leurs provocations pour faire de l’audience. Faisons, en un mot, le travail pour lequel nous sommes payés : servir la démocratie.
Si nous n’y parvenons pas, alors, oui, la fin d’un monde nous guette, le nôtre, celui du journalisme. Et nous ne savons pas quoi il sera remplacé.