Cartographier la pensée pour déchaîner l’innovation
Entretien avec Jean-Michel Cornu*
YdeK: Vous êtes directeur scientifique de la Fondation Internet Nouvelle Génération. Quel est votre parcours ?
J-M.C: J’interviens depuis plus de vingt ans comme consultant international et expert européen dans le domaine des Nouvelles Technologies et de la Société de l’Information, en particulier sur les questions de la coopération . Je suis un des fondateurs de la FING, une association qui a pour but de répérer, stimuler et valoriser les innovations de service et d’usage dans le numérique en associant des artistes, des entrepreneurs, des citoyens, des chercheurs et des collectivités
YdeK: A l’heure de l’internet et du foisonnement de l’information, quels défis doit-on relever pour innover au mieux et de façon durable ?
J-M.C: En fait, il y a 3 choses qu’on ne sait pas bien faire : gérer les conflits d’intérêt, faire des choses ensemble, et prendre deux ou plusieurs idées différentes et les relier entre elles. Pour innover, à l’heure d’Internet et du foisonnement de l’information, il faut pouvoir gérer une multitude de points de vue. Pour y arriver c’est mieux d’être à plusieurs. Le problème est que lorsqu’on se trouve en face d’opinions divergentes ou de conflits d’intérêt, c’est souvent le plus puissant qui gagne. C’est la loi de la jungle. Ou la prime au plus malin, depuis Machiavel et Sun Tsu. Cela ne représente pas un progrès. La plupart du temps, les conflits d’intérêt aboutissent à un blocage.
Le débat sur les OGM, en est l’illustration. Chacun reste sur ses positions. L’exemple de « l’effet chauffant » du portable et des antennes relais est intéressant. D’un côté on a ceux qui mettent en avant le danger des « ondes » pour la santé. De l’autre, ceux qui disent qu’il est impossible de bloquer une mutation si structurante pour la société à venir. L’opposition classique entre l’économique et l’écologique témoigne de cette opposition. Le débat sur le progrès scientifique entre d’une part, la nécessité de la prise de risque et d’autre part, le moratoire, quand il y a une éventuelle menace est éloquent. Est-ce que, sous prétexte de danger, de risque, il faut arrêter la science ? Aucun des arguments avancés n’est faux. La seule chose que l’on sait, c’est que l’on ne sait pas tout.
YdeK: Comment sortir de cette impasse ?
J-M.C: La méthode cartographique qui permet de relier une grande quantité d’idées est un outil précieux pour innover dans la société complexe que nous connaissons. Plusieurs découvertes dans les sciences cognitives mais aussi en Anthropologie et en Histoire nous montrent que nous n’avons pas un seul mode de pensée mais au moins deux. Notre mémoire de travail est double.
Il y a en premier le discours linéaire, mais il est difficile d’enchaîner du fait même de la façon dont notre cerveau est fait, plus de trois idées différentes. On a dépassé cet inconvénient en ajoutant un vocabulaire symbolique qui permet de réalimenter cette mémoire à court terme. Cette intelligence du discours que je pourrais rapprocher d’un parcours sur un territoire, est cependant limitée par un point de départ et un point d’arrivée. Dans ce labyrinthe, on est vite perdu.
Il y a en second une mémoire cartographique. On regarde sur une carte là où on est, là où on veut arriver et on imagine un chemin. Mais notre mémoire n’est capable de retenir que 5 à 9 idées pour établir des connexions.
YdeK: Comment donc arriver à faire plus ? Comment dépasser les limites physiologiques de la mémoire ?
– J-M.C: L’Histoire du Moyen Age nous append que les moines utilisaient les cathédrales comme un outil de la pensée. Chaque chapiteau, chaque statue, chaque frise représente quelque chose. Les moines connaissaient par cœur cette cathédrale et ce qu’ils mettaient sur chaque élément décoratif ou architectural restait gravée dans leur mémoire . Ils associaient les idées auxquelles ils voulaient penser à ces « lieux de mémoire » dans la cathédrale. Ils pouvaient donc relier entre elles 200 ou 300 idées au lieu de 4 ou 5. On a perdu ce mode de pensée cartographique à la Renaissance et avec Gutenberg.
YdeK: Concrètement quel modèle peut nous aider à optimiser nos idées ?
J-M.C: Imaginons d’autres cartes que les cathédrales. Dans le monde de l’information que nous connaissons, pouvoir relier 200 ou 300 idées entre elles dans un temps court serait un progrès considérable pour l’innovation, comparé aux 4 ou 5 idées que nous sommes en mesure d’intégrer. Mais quoi utiliser comme « plan »? On a bien inventé le mind mapping (schéma heuristique) mais ce « nuage » d’idées ou de concepts ne suffit pas, tant qu’il n’est pas associé à un autre plan conservé dans notre mémoire à long terme.
Les défis du développement durable, de la crise économique, de la société de la connaissance nous obligent à prendre en compte une multitude de facteurs. Cette pensée cartographiée complexe que j’appelle « pensée-2 » doit être mémorisable entre les différentes innovations des laboratoires. En place de cathédrale, j’utilise la carte d’une l’île (Cf. biblioprospectic.fing.org) . A force de me promener dans cette île, elle s’est installée dans ma mémoire à long terme. J’ai pu placer dans ce décor ce qui est déterminant sur le plan technologique et scientifique pour les années à venir. Utiliser cet outil de mémorisation m’a permis de découvrir des liens nouveaux.
Une fois muni d’une carte commune pour y déposer nos idées, nous pouvons collaborer à plusieurs. Le courant de l’open source démontre par l’exemple qu’on peut contrairement à ce qu’on dit collaborer à plus de douze. Le peer to peer, les réseaux sur internet offrent des modes de coopération qui dépassent la centaine. L’open source est un modèle résiliant, qui s’adapte. Il ne vise pas l’efficacité mais l’adaptabilité. Ce qui se passe dans le domaine des logiciels libres est en train de s’adapter à bien d’autres aspects de la connaissance : la biologie, les sciences cognitives, l’économie, les échanges monétaires
Site de la Fing: http://www.fing.org/
* Interview paru dans le numéro Dirigeants du mois de juillet 2009