DEBAT: Selon nombre de responsables politiques marqués à droite, toute la faute de nos malheurs économiques incomberait à la Loi sur les 35 heures. Au contraire, la réduction du temps de travail va dans le sens du progrès.

On l’admettra sans peine. La richesse de points de vue que suscite la réflexion sur la question centrale de la gestion du temps au travail mérite mieux que l’escalade verbale ou l’anathème idéologique. D’ailleurs le fait qu’on soit passé de 3000 heures de travail par an au milieu du siècle dernier à environ 1680 heures aujourd’hui, ne s’est accompagné d’aucun appauvrissement ni de baisse de productivité.

Mal comprise, mal gérée, injustement condamnée, la réforme du temps de travail est sans doute la réforme la plus structurante de ces derniers temps. Même si elle comporte de nombreux défauts. Ce modèle de la RTT fascine nos voisins anglo-saxons qui se demandent comment ces feignants démotivés de français arrivent-ils, somme toute, à être si compétitifs, avec un tel boulet? Comment se fait-il, que les investisseurs internationaux qui font de la France un des premiers pays où ils investissent, ne soient pas freinés par la perspective d’être confrontés à une bande de « cossards » ? Tout simplement parce rien n’est moins fondée que cette perception de paresse qui obsède le Medef et qu’entretient nos gouvernants en laissant accroire l’idée que les Français ont soi-disant perdu le goût de l’effort, qu’ils pourraient travailler bien plus… et gagner plus !

On se trompe de sujet : en effet, la productivité est moins liée au temps de travail effectif (le volume global d’heures travaillées) qu’à l’efficacité de son organisation. Sur ce plan, stigmatiser la fainéantise des français relève du paradoxe. Par heure travaillée/par personne, les Français sont au contraire parmi les travailleurs les plus productifs dans le monde avec les Finlandais. Plus nombreux qu’il n’y paraît sont les dirigeants qui estiment que les 35 heures, au-delà des ajustements nécessaires dans certaines catégories d’entreprises, comme l’hôpital ou certaines PME, ont représenté une bonne occasion de remettre les pendules à l’heure. Aussi bien l’idée de travailler moins pour travailler mieux possède-t-elle une efficience managériale acceptée par ceux qui ont su tirer parti de la dimension oubliée de la RTT : l’idée d’ « aménagement ». La Loi ne s’appelle d’ailleurs-t-elle pas l’ARTT, « Loi sur l’aménagement de la réduction du temps de travail » ?

L’aménagement de la RTT a été l’occasion de faire un grand rangement dans le management des entreprises, de raviver le dialogue social, d’intégrer la modulation des horaires, d’optimiser les heures non productives, en particulier pour les nombreuses sociétés dont l’activité est saisonnière. D’autres se sont saisis de l’opportunité de la Loi Aubry pour redéfinir les postes en développant, par exemple, la polyvalence, l’autonomie, l’initiative.

Avec les 35 heures s’instaure un modèle d’organisation qui permet l’amplitude de fonctionnement des équipements et des services. La possibilité de faire varier les horaires est l’occasion de mieux adapter ses services et ses produits aux horaires des clients et aux évolutions de la demande.

Autre efficience du travailler moins : son objectif social, avec la possibilité de créer de l’emploi ou de ne pas en perdre. Les 35 heures engendrent l’effet « loyauté » et l’effet d’ « attraction ». D’une part, la stabilité des salariés dans leur emploi favorise l’implication et la fidélité. D’autre part cette stabilité a un pouvoir d’attraction. Les entreprises du BTP ou de la restauration savent bien que ce n’est pas en mettant en avant des semaines de 50 h qu’elles attireront les jeunes vers leurs métiers. En attribuant des avantages sociaux comme le capital temps, nombre d’entreprises s’en servent comme moyen de communication pour un recrutement de qualité.

Enfin l’ARTT se décline aussi en efficience sociétale : travailler moins pour mieux vivre. L’aménagement de la réduction du temps de travail se retrouve comprise dans un cercle plus grand : « l’aménagement du temps de vivre. Le bien être au travail fait partie des calculs économiques. Des effets indirects, difficilement mesurables, sur la sécurité sont observables. Le coût du stress (maladie, baisse de la productivité, mouvements de personnel, décès prématuré) a été évalué à 10% du PNB par le Bureau international du travail (BIT). Ce mieux vivre a des effets non seulement sur la santé des personnels et sur celle des entreprises mais aussi sur la santé du marché. Le secteur du loisir, du sport, du tourisme sont les grands gagnants des 35 heures. Last but not least, l’effet éducatif n’est pas moins essentiel. Des parents qui peuvent plus facilement se consacrer à leur vie de famille, c’est autant d’enfants négligés en moins, et un meilleur suivi scolaire.

Pourquoi donc, compte tenu des ces avantages, tant de dirigeants d’entreprises et de responsables politiques sont-ils si défiants à l’égard des 35 heures ? La culture de confrontation syndicale qui existe dans l’hexagone n’est pas la seule explication de cette défiance. En réalité, Taylor n’est pas mort ! Nous n’en avons pas fini avec l’organisation scientifique du travail. Une des raisons inavouées du malaise français tient au poids de la hiérarchie dans l’organisation qui alourdit tout processus de mise en confiance. Les chefs d’entreprise de droit divin, méfiants et incapables de déléguer, existent toujours. Il y a une facheuse tendance à croire qu’un bon cadre en France est quelqu’un qui est toujours présent plutôt que réellement efficace. Rien de tel dans les entreprises anglo-saxonnes où c’est le résultat qui compte. Les directions font d’emblée confiance à leurs collaborateurs, la méfiance étant jugée contreproductive.

Dans l’organisation pyramidale encore dominante, le sommet est trop loin de la base pour pouvoir l’apprécier à sa juste mesure. Le soupçon de fainéantise est largement amplifiée par les fonctions intermédiaires, courtisans et autres remparts, qui isolent la direction de la base. On arrive au paradoxe suivant : ce sont les fonctions les plus improductives liés aux procédures de contrôles qui en se bureaucratisant, véhiculent la méfiance. Que de temps perdu à vérifier, évaluer, surveiller ! Selon le principe du miroir, quand on parle des autres, on parle souvent de soi. Où sont donc les improductifs ?

Ce paradoxe en amène un autre : pourquoi faire travailler plus ceux qui travaillent déjà au lieu de donner du travail à ceux qui n’en ont pas. Encore une exception française : la durée d’activité dans l’hexagone est extrêmement concentrée dans la tranche d’âge des 25-54 ans. Le taux d’activités des plus de 55 ans est de 30% dans l’hexagone contre 60% ailleurs en moyenne. Ceux qui évoquent la bonne productivité globale des Américains savent que ce n’est pas leur ardeur au travail qui permet de l’obtenir mais l’importance du volume d’heures global qui est réparti tout au long de l’échelle des âges. Si l’offre de travail doit augmenter, compte tenu du vieillissement démographique, pourquoi alors ne pas faire confiance aux plus jeunes et aux seniors ? La France est l’un des rares pays au monde qui, par tradition, se méfient des jeunes et excluent les seniors. La encore, c’est un des privilèges des hiérarchies vieillissantes. Au delà d’un meilleur équilibre démographique à trouver, pourquoi ne pas jouer la carte de la flexibilité individuelle en appliquant toutes les facettes de l’aménagement de la RTT, par exemple le comte épargne temps ?

Travailler moins mais plus longtemps est une autre voie possible. Tout le monde est en effet capable de travailler beaucoup mais à son rythme. Une chose est sûre, le débat sur ces questions ne souffre pas de jugement à l’emporte-pièce. Chacun sait que les plus grosses pertes de temps et les coûts les plus élevés viennent d’un mauvais ajustement entre les impératifs économiques et la raison sociale. La reconnaissance, la fidélité, la confiance au travail restent les meilleurs moteurs du dynamisme. Sans oublier la liberté.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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