Entreprises : le monde qui vient
*Ce texte est issu des bonnes feuilles du prochain ouvrage d’Anis Bouayad « Changer de regard… pour voir le monde qui vient »
De Google à Tata
Jadis, pour parler des puissances d’argent, on évoquait la domination des « deux cents familles ». De même, de l’autre côté de l’atlantique, on invoquait la puissance de Andrew Carnegie et autres Rockfeller. Puis, à la toute puissance de la Standard Oil of New Jersey a succédé le Big Brother de l’après-guerre, IBM. Lequel s’est fait détrôner dans l’imaginaire populaire par Microsoft. Et, depuis quelques années, Microsoft fait moins peur que Google, l’hydre censée régenter notre vie numérisée et digitalisée. Et demain, qui remplacera Google dans notre imaginaire ? D’aucuns croient le savoir, et pointent du doigt les nouvelles entreprises des pays émergents. Il est vrai que, coup sur coup, ces entreprises ont fait l’actualité.
Le numéro un mondial des téléviseurs à tube cathodique, le français Thomson, vend cette activité à une firme chinoise ;
L’un des fabricants historiques des téléphones portables, le franco-américain Alcatel Lucent, vend cette activité à la même firme chinoise ;
Des fonds d’investissement chinois, arabes et Singapouriens deviennent actionnaires de banques aussi prestigieuses que la Barclays, Morgan Stanley, Citigroup, Merill Lynch ou UBS, ainsi que du fonds d’investissement le plus important du monde occidental, Blackstone ;
Le sidérurgiste européen, Arcelor, numéro un mondial de son secteur et fruit d’une fusion entre entreprises françaises, luxembourgeoises, belges et espagnoles, est acheté par l’indien Mittal ;
Jaguar et Land Rover, deux marques quasi mythiques de l’industrie automobile, sont achetées par l’indien Tata ; lequel achète par ailleurs Corus, l’ancien British Steel ;
Les ordinateurs portables IBM sont vendus à une société chinoise ;
Les marques de luxe Chloé, Lanvin et ST Dupont sont rachetées par des sud-africains, des taïwanais et des hongkongais ;
Le journal « Libération » qui, après la « Cause du peuple », est l’icône de mai 68, sinon des maoïstes, porté naguère sur les fonds baptismaux par Jean-Paul Sartre, est acheté par Rothschild ;
La plus grande fortune du monde n’est plus américaine, mais mexicaine ;
L’emblématique General Electric envisage de se délester de sa branche historique, électroménager et éclairage, celle-là même fondée il y a plus d’un siècle par le non moins mythique Thomas Edisson, en la vendant à des entreprises soit chinoises, soit coréennes, soit mexicaines, soit turques.
Emergents et puissants
Les pays émergents, notamment la Chine, l’Inde, la Russie et le Brésil, détiennent 50 % de la richesse mondiale, plus de 70 % de réserves de change et plus de 3 000 milliards de dollars de fonds souverains. Vers 2015, ces fonds souverains représenteraient une force de frappe de près de 15 000 milliards de dollars, soit 10 fois la capitalisation de la Bourse de Francfort. Devançant ExxonMobil, l’ex-numéro un mondial, Petro China a une capitalisation supérieure à 350 milliards de dollars.
Diverses études convergent pour souligner, demain, la puissance des pays émergents. En 2010, la Chine et l’Inde auront une population active de 1,5 milliards de personnes, pour 600 millions de personnes dans l’ensemble de la zone OCDE. Quant au Produit Intérieur Brut (PIB) en 2050, celui de la Chine (28 % du PIB mondial) sera supérieur à celui des Etats-Unis (26 %) et de l’Union Européenne (15 %). Il n’y a pas si longtemps, Europe et Etats-Unis cumulaient à eux deux près des deux tiers du PIB mondial, alors que la Chine et l’Inde ne dépassaient pas, à elles deux, 5 % du PIB mondial.
Dans un secteur industriel aussi emblématique que la construction automobile, les projections créditent les pays émergents (y compris Europe de l’Est) d’une production avoisinant les 54 % du volume mondial. Quant au secteur financier, il a été largement pénétré par les fonds souverains à la faveur de la crise des subprimes.
D’ores et déjà, près de 100 milliards de dollars ont été investis pour entrer dans le capital des plus prestigieuses firmes occidentales. Enfin, les acquisitions d’entreprises occidentales par des sociétés du Sud se multiplient, tous secteurs confondus, à commencer par les mines et les matières premières.
Jadis, les capitalistes du Sud se contentaient d’acquérir des biens immobiliers et de prendre des participations dans les firmes occidentales. Désormais, ils préfèrent adopter une posture de propriétaire plutôt que celle de créancier. Soit directement, dans les entreprises occidentales, soit indirectement, en devenant actionnaires d’investisseurs occidentaux.
Ce faisant, les pays du Sud manifestent leur profonde compréhension des mécanismes de l’économie financiarisée. Parallèlement, en participant de façon active à cette économie financiarisée, ils la confortent tout en se donnant les moyens d’y imprimer leur marque.
Avant la récession de 2009, la croissance des Etats-Unis, mais aussi de l’Allemagne ou du Japon, étaient largement redevables au dynamisme des économies du Sud. En 2008, l’Asie a généré presque 40 % de la croissance mondiale, une fois et demi plus que l’Amérique du Nord et l’Europe occidentale réunies.
Pour beaucoup d’économistes, ce couplage inverse est inédit. Il ira même en s’accentuant, sitôt la crise oubliée. Toutefois, cette crise risque d’accentuer le découplage pays développés / pays émergents, quant au revenu par habitant. Amputé au Nord, ce revenu a toute chance de croître dans les principaux pays du Sud. Là encore, la crise économique récente, et celles qui ne manqueront pas de se déclarer dans l’avenir, confirmeront le rattrapage du Nord par le Sud, voire l’accentueront. La redistribution des cartes est inéluctable. « En 2050, le PIB des E7 (Chine, Inde, Brésil, Russie, Mexique, Indonésie et Turquie) dépassera de 50 % celui des pays du G740 » (les sept pays – occidentaux – les plus riches de la planète).
Sans aller jusqu’à affirmer que les pays émergents sont en train de déloger l’Occident de son piédestal, il est néanmoins vrai qu’il y a bascule de pouvoir. A la faveur d’une crise comme celle des subprimes, les pays émergents semblent avoir quelque peu pris de court l’Occident. A la manœuvre depuis trois siècles, l’Occident est bousculé, mais pas encore déclassé. L’Occident doit désormais composer avec de nouveaux partenaires, dont les moyens et le rôle moteur vont croissant. Vers la moitié du millénaire, la Chine et l’Inde, mais aussi le Brésil, le Mexique, le Vietnam, la Turquie… compteront aussi lourd que les Etats-Unis, l’Allemagne, le Japon, la France…
Anis Bouayad est Président d’AB Alliances