Le 29 mai, je voterai « oui » sans hésitation. Cela ne veut pas dire sans réserves. Le traité soumis à notre approbation manque de souffle et d’ambition. Il ne va pas assez vite ni assez loin sur la voie d’une Europe fédérale démocratique, respectueuse de l’environnement, porteuse de dynamiques culturelles et de nouvelles solidarités sociales à l’échelle de la planète. Son texte reste touffu et trop souvent abscons, quand la force d’une constitution vient de sa capacité à énoncer simplement quelques principes fondamentaux formulés sans ambiguïté. Et pour tout dire, ce projet ne parvient pas à nous faire rêver.
Mais précisément, il s’agit d’un « traité constitutionnel » conclu entre États indépendants et non d’une véritable constitution qui, le jour venu (lorsque l’Europe sera mûre pour effectuer cet acte politique décisif), devra être élaborée et proposée par une assemblée constituante issue du suffrage universel européen. Les vraies nouveautés de cet accord, baptisé « constitution » par abus de langage, tiennent en quelques pages (préambule, parties I et II) qui précisent les objectifs et les valeurs de l’Union, le mode de fonctionnement des institutions européennes et les droits fondamentaux des citoyens. En outre, ce texte devenu nécessaire pour préciser les « règles du jeu » dans une Union élargie à 25, compte parmi les moins illisibles produits jusqu’ici par les États qui ont choisi de mettre en commun certains des attributs de leur souveraineté.
L’Europe s’est bâtie comme cela, d’accord insuffisant en accord décevant, de petit pas en petit pas en avant. Tout a commencé, ne l’oublions pas, par un simple traité commercial sur le charbon et l’acier conclu entre six pays au sortir de la Seconde guerre mondiale. Cinquante ans plus tard, à force de compromis frileux mais pragmatiques issus de négociations laborieuses entre des partenaires de plus en plus nombreux, que de chemin parcouru ! Or, ce projet de traité comporte beaucoup de nouvelles avancées. Souvent modestes, plus rarement audacieuses, mais bien réelles. C’est à cause de ces avancées que les nationalistes et les souverainistes de tout bord n’en veulent pas, et c’est pour elles qu’il faut l’approuver.
1- L’Europe est une aventure politique inouïe dans l’histoire humaine, traduisant la volonté de tout un continent, après des siècles de guerres et de divisions, de s’unir pacifiquement dans un espace de liberté et d’équilibre social. Il est nécessaire de consacrer ce projet par un texte qui en énonce solennellement les principes fondateurs et précise les « règles du jeu » communes.
2- Pour la première fois dans sa (encore) jeune histoire, l’Europe décide de ne plus s’occuper seulement de commerce et de politique monétaire. Le traité jette les bases d’une Europe politique et lui assigne des objectifs qui vont bien au-delà des règles de fonctionnement des marchés : la paix, le progrès social, le plein emploi, la lutte contre l’exclusion, le développement durable, le respect du droit international… font désormais partie des fondamentaux de l’Union.
3- Pour la première fois, l’Europe se réclame ouvertement d’une économie sociale de marché. Beaucoup de partisans d’un « non de gauche » objectent qu’un texte constitutionnel n’a pas à afficher un parti pris idéologique, ce que ferait le traité en se référant constamment au marché. Pourtant l’Union européenne forme par définition un espace économique et politique fondé sur le principe de la libre circulation des idées, des personnes et des biens. Ce principe a été énoncé dès le traité de Rome de 1957 instituant le « marché commun », c’est même l’une des quatre libertés fondamentales reconnues par ce texte. L’ouverture à l’Est, après l’effondrement du rideau de fer et des régimes d’économie étatisée issus de la guerre froide, n’a fait que confirmer le choix initial : c’est dans une société démocratique basée sur la reconnaissance de la propriété individuelle, la liberté d’entreprendre et celle de commercer, que les peuples d’Europe ont choisi de bâtir leur avenir ; c’est dans cet espace-là qu’ils ont très majoritairement décidé que devraient se construire les rapports de forces entre, d’une part, les tenants du libéralisme pour qui la seule régulation acceptable est celle du marché lui-même, et d’autre part, tous ceux qui jugent indispensable de réguler le fonctionnement de ce marché au regard de critères autres que la loi du profit. On peut bien sûr refuser ce postulat, mais cela revient à mettre à bas tout l’édifice construit depuis cinquante ans, voire le consensus démocratique qui a permis au continent de trouver une cohésion. L’économie de marché, option idéologique ou condition matérielle d’une société plurielle et ouverte ? Il me semble que l’histoire a tranché !
4- Le nouveau traité va plus loin en inscrivant l’économie sociale de marché parmi les objectifs constitutionnels. L’Europe devient ainsi, de facto, un projet de transformation sociale. C’est d’ailleurs pour cela que la quasi-totalité des syndicats européens approuvent ce traité, susceptible de mieux protéger l’espace européen des ravages du libéralisme sauvage que ne pouvait le faire une addition d’accords de libre-échange. Le projet constitutionnel donne aux États membres l’obligation de contrôler le marché plus activement que partout ailleurs dans le monde démocratique. Il instaure une hiérarchie des droits : le droit de la concurrence, relevant de la compétence de la Commission, n’est plus placé sur le même plan que les droits fondamentaux qui forment désormais le socle juridique. Le législateur pourra s’en prévaloir pour maîtriser les règles de la concurrence. Les mouvements sociaux et les organisations syndicales disposeront de points d’appui pour créer de nouvelles dynamiques. Qu’il s’agisse de la protection contre les licenciements abusifs, de l’information et la consultation des travailleurs, du droit à des conditions de travail « justes et équitables » ou de l’égalité homme-femmes dans le travail, les droits sociaux inscrits dans la charte européenne (mais pas dans les textes constitutionnels français) offrent également de nouvelles garanties et voies de recours juridiques individuelles aux citoyens.
5- Les politiques sociales continueront à relever, pour l’essentiel, de l’action des États, l’équilibre fondamental n’est pas changé. N’oublions pas que les dispositions sur la libre concurrence, déjà inscrites dans les textes européens, n’ont pas empêché le gouvernement Jospin de mettre en place en France la CMU ou les 35 heures. C’est justement pour éviter que la concurrence ne porte sur le social que l’Europe a laissé et laissera encore jouer le principe de subsidiarité, réservant à chaque pays le soin de choisir son système de retraite, sa sécurité sociale, ses minima sociaux, sa politique de fiscalité directe, etc. Compte tenu de l’état actuel des rapports de forces politiques dans l’Union et du niveau de développement des ex « pays de l’Est », une harmonisation « par le haut » demeure aujourd’hui irréalisable. Comme on l’a vu hier avec l’Espagne, le Portugal et la Grèce, davantage d’intégration européenne n’en contribuera pas moins à rapprocher à terme les conditions sociales de production sur le continent – et donc à rendre les délocalisations moins attractives au moins sur le territoire de l’Europe.
6- Le projet constitutionnel dote cependant l’Europe de nouveaux outils de régulation du marché en matière de solidarité sociale, de protection de l’environnement, de préservation de la diversité culturelle, de cohésion territoriale, la lutte contre les discriminations, de promotion de sujets d’intérêt général… moyens qui ne sont plus à la portée d’un pays comme la France agissant de façon isolée. Autrement dit, sans traité, notre pays restera exposé aux mêmes menaces nées de la mondialisation libérale. Avec lui, elle sera un peu mieux armée pour s’en préserver. On doit déjà à l’Europe de nombreux dispositifs qui vont à l’encontre du laisser faire libéral : la politique agricole commune, les aides au développement territorial, le droit des consommateurs, le programme d’échanges universitaires Erasmus, les directives européennes sur les émissions de gaz carbonique, le programme Natura 2000, parmi bien d’autres exemples. Le projet constitutionnel va permettre d’aller plus loin. C’est précisément grâce à l’absence de contraintes telles que celles prévues ou rendues possibles par ce texte que la « directive Bolkestein » a pu passer. Et c’est parce que traité rend possible de nouvelles régulations à l’échelle européenne que, dans tous les pays, souverainistes et ultralibéraux s’accordent pour le refuser. Rien n’empêchera demain – sinon l’état des rapports de forces politiques et sociaux – l’adoption de mesures de contrôle des mouvements de capitaux pour lutter contre la spéculation financière ou la mise en place de nouveaux mécanismes de redistribution des richesses.
7- Avec le nouveau traité, une majorité politique progressiste au Parlement européen pourra mettre en œuvre une politique sociale progressiste, mieux et plus facilement que dans le cadre actuel. L’Europe sociale ne peut préexister à l’Europe politique : il faut d’abord construire celle-ci pour pouvoir bâtir celle-là.
8- La protection de l’environnement, l’utilisation prudente et rationnelle des ressources naturelles, l’harmonisation des territoires deviennent objectifs constitutionnels, tout comme l’application des principes de précaution et du « pollueur-payeur », les économies d’énergie et la promotion des énergies renouvelables. Le respect de l’environnement devra être pris en compte par toutes les politiques sectorielles. En cas de violation des droits environnementaux, les citoyens pourront saisir la Cour de justice européenne.
9- Le traité définit pour la première fois un cadre juridique protecteur des services publics à l’échelle européenne. Il reconnaît leur rôle dans la cohésion économique et sociale et admet qu’ils peuvent relever de règles ou normes autres que celles du droit de la concurrence et du marché intérieur. En vertu du principe de subsidiarité, les États membres gardent la liberté d’organiser leurs services publics comme ils l’entendent. Le nouveau texte oblige toutefois les États et l’Union à garantir leur financement et leur bon fonctionnement, et protège le droit d’accès des citoyens à ces services tel qu’il est prévu par les législations et pratiques nationales. Ainsi, le traité permettra d’opposer à une logique centrée uniquement sur la concurrence, des politiques de sauvegarde ou de développement des services publics comme outils de fonctionnement efficace d’une économie sociale de marché.
10- A côté des « services d’intérêt général » (traduction européenne de « service public »), le texte constitutionnel introduit la notion de « services d’intérêt économique général ». Il propose ainsi une définition élargie qui recouvre à la fois les services marchands et non-marchands jouant un rôle dans la « cohésion sociale et territoriale » des États : cette définition inclut les transports, les services postaux, l’énergie, les communications, qui n’entraient pas à strictement parler dans le champ des services publics. Le nouveau texte reconnaît officiellement l’importance et la valeur de ces services d’intérêt général, sans toutefois prendre position sur la manière dont ils sont assurés : c’est la fin, l’accomplissement des missions qui compte, et non les moyens d’y arriver. Cette approche pourrait faciliter la levée des blocages dus à une conception française archaïque des services publics, héritée du jacobinisme et de Napoléon, qui assimile « service » à « fonction » (publique) et « fonction » à « statut » (de fonctionnaire).
11- Le traité dote l’Europe d’une Charte des droits fondamentaux qui définit un socle de droits commun à tous les citoyens de l’Union. Outre les chapitres portant sur la dignité, les libertés, l’égalité, la solidarité, la citoyenneté, la charte intègre la Convention européenne des droits de l’Homme de 1950 et la charte sociale européenne actualisée en 1999. Ce socle commun comprend des droits et libertés dont les citoyens des États nouvellement entrés dans l’Union jouissent depuis peu, et qui restent aujourd’hui inaccessibles à la majorité des habitants de la planète. Outre les libertés essentielles, le traité garantit l’interdiction du clonage humain, la protection des données personnelles, l’accès à l’éducation et à la formation continue, le droit à l’objection de conscience, l’interdiction de la peine de mort… Il crée aussi de nouveaux droits spécifiques protégeant les enfants, les personnes âgées et les handicapés.
12- L’inclusion de la charte dans le texte constitutionnel donne à cet ensemble de droits civiques et sociaux le statut contraignant de normes de droit européen s’imposant à l’ensemble des législations nationales. La conformité des actes de l’Union avec tous les articles du traité sera vérifiée par la Cour de justice européenne chargée de garantir le respect du droit communautaire : tout citoyen pourra saisir cette juridiction détentrice d’un pouvoir d’annulation en cas de non-conformité. L’adoption de la charte, via le traité, renforcera également les possibilités de recours auprès de la Cour européenne des droits de l’Homme et du Comité européen des droits sociaux, institutions du Conseil de l’Europe à Strasbourg, respectivement compétentes sur les droits civiques et politiques et sur les droits sociaux.
13- Le traité reconnaît le caractère laïc de l’Europe. Il protège aussi la liberté religieuse, mais contrairement à la loi française de 1905, n’oblige pas les États membres à financer les bâtiments religieux ni à organiser le fonctionnement des églises.
14- Pour la première fois, un texte européen reconnaît les droits et la diversité culturelle. L’accord met en place un double verrou : la règle de l’unanimité, donc la possibilité pour un pays d’exercer un droit de veto, s’appliquera pour tout accord susceptible de « porter atteinte à la diversité culturelle et linguistique de l’Union » ; d’autre part, l’Europe mènera des actions de soutien à la création culturelle « à l’exclusion de toute harmonisation des dispositions législatives ou réglementaires des États membres », ce qui protège notamment les dispositifs français dans les domaines du cinéma, de la musique, de l’édition…
15- Pour la première fois, un traité exprime l’ambition de construire un espace scientifique européen. Le projet soumis à référendum renforce le rôle et la place du Parlement européen qui sera amené à voter les moyens nécessaires au développement de la recherche sur le continent. Il élargit au domaine scientifique et technique (comme à tous les autres domaines où l’Union n’a pas compétence exclusive) le champ des « coopérations renforcées » entre les États membres qui souhaitent avancer vers l’intégration plus vite que ne saurait le faire un ensemble de 25 pays. Ce qui facilitera la mise en œuvre de programmes d’échanges ou de collaboration entre chercheurs, universités, centres de recherche publics ou privés.
16- Le projet constitutionnel réaffirme le principe de subsidiarité qui, dans les domaines ne relevant pas de la compétence exclusive de l’Union (donc hors politiques monétaire et commerciale), limite l’intervention de l’Europe aux cas où celle des États s’avère insuffisante. Les parlements nationaux se voient accorder un droit de regard sur l’application de ce principe (pouvoir de « contrôler en subsidiarité »), qui revient à admettre que l’action politique doit se faire au niveau le plus pertinent, c’est-à-dire si possible au plus près des citoyens.
17- Le traité renforce la légitimité démocratique de l’Union en étendant les prérogatives des instances élues, à savoir le Parlement européen et les parlements nationaux. Il supprime les « directives », élaborées souvent sans mandat politique par l’administration bruxelloise, pour leur substituer des lois débattues et votées par l’assemblée européenne élue au suffrage universel, donc seule émanation des citoyens de l’Union. Ce parlement disposera de pouvoirs accrus : le champ de codécision avec le Conseil des ministres de l’Union, élargi à 43 nouveaux domaines, couvrira 95% des textes ; l’assemblée désignera le président de la Commission et pourra censurer celle-ci à tout moment.
18- Les institutions européennes travailleront avec davantage de transparence. Le Conseil des ministres, en particulier, à la fois gouvernement et colégislateur de l’Union (avec le parlement), siègera en public lorsqu’il débattra d’un projet de loi.
19- Ce Conseil de l’Union statuera désormais à la majorité qualifiée (55% des États représentant 65% de la population). Le vote à l’unanimité (donnant à chaque État un droit de veto) deviendra l’exception. En levant les risques de blocage créés par le traité de Nice et en dégageant des majorités claires, ce système permettra d’avancer plus vite sur le chemin de l’intégration. Contrairement au traité de Nice, qui accordait 50% des voix aux « petits pays » représentant 30% de la population, le système de vote à la double majorité garantit aux pays les plus peuplés (dont la France qui aura elle-même 13% des voix au lieu de 9% précédemment) que rien d’important ne pourra se décider sans eux. Trois d’entre eux, alliés à un quatrième, constitueront une minorité de blocage. L’unanimité restera la règle pour les domaines les plus sensibles, par exemple la fiscalité indirecte, la politique culturelle ou la protection sociale, ce qui protège le modèle français du risque de se voir imposer tout alignement « par le bas ».
20- Les pouvoirs de la Commission européenne, chargée d’assurer l’exécution des politiques européennes décidées par le conseil des ministres et le parlement, seront limités et mieux encadrés. Les commissaires seront investis par l’assemblée européenne et responsables devant cette instance. Si la Commission garde l’initiative des propositions de lois, elle devra saisir en amont les parlements nationaux de tout projet.
21- Un droit d’initiative populaire permettra aux citoyens européens de réclamer une nouvelle réglementation ou d’inscrire les sujets de leurs choix à l’ordre du jour des institutions européennes, prémisses d’une véritable société civile européenne.
22- La politique étrangère et de sécurité reste du domaine de l’unanimité, chaque État demeure à ce stade maître de son destin. Cependant, le traité constitutionnel ouvre le champ des coopérations renforcées aux domaines relevant des affaires étrangères et de la défense. Il institue également une clause de solidarité interne entre les États face en cas d’agression extérieure, d’attaque terroriste, comme face à tout risque technique ou toute catastrophe naturelle. Parallèlement, le texte donne à l’Union une personnalité juridique et politique qui va lui permettre de négocier elle-même des traités et de prendre des engagements internationaux. Un ministre des Affaires étrangères, avec un service diplomatique autonome, sera chargé de mieux faire entendre la voix de l’Europe dans le monde.
23- La prévention des conflits internationaux et la garantie de la paix deviennent des objectifs constitutionnels à l’échelle de l’Europe. Hier impuissante à empêcher les guerres des Balkans, auxquelles elle n’a pu mettre fin qu’avec l’aide des Etats-Unis, l’Europe se dote à travers le traité d’un embryon de politique de défense. Donc d’un instrument qui donnera à son action extérieure une crédibilité et une efficacité nouvelles, ainsi qu’une indépendance plus grande vis-à-vis des États-Unis. Par ailleurs, l’appartenance à l’Otan ne sera plus une obligation pour les États membres, notamment pour ceux qui souhaitent conserver ou adopter un statut de neutralité.
24- Les dispositions essentielles du texte constitutionnel devront être révisées d’un commun accord entre tous les États de l’Union. Mais c’est déjà le cas de tous les traités internationaux, y compris ceux de Maastricht et de Nice, qui sont juridiquement supérieurs aux lois nationales. Et d’ailleurs admettrait-on aujourd’hui qu’une modification jugée inacceptable par les Français ou par les citoyens de tout autre pays leur soit appliquée d’office parce qu’une majorité d’États l’aurait décidée ? Le nouveau traité, néanmoins, sera plus facile à amender que les textes préexistants. Les gouvernements, le Parlement européen comme la Commission pourront prendre l’initiative de proposer des projets de révision, et des procédures simplifiées sont prévues pour modifier le texte ou adopter des amendements. D’autre part, des clauses dites « passerelles » permettront de faire passer des domaines de décision du vote à l’unanimité au vote à la majorité, par exemple pour développer demain une fiscalité européenne ou une politique industrielle sans passer par une procédure de révision. En cas de refonte plus lourde, le changement sera élaboré avec et par les parlements nationaux et non seulement par des diplomates.
Et pourquoi pas « non » ?
25- Assimiler le référendum à un plébiscite, c’est prendre une vessie pour une lanterne. La question posée ne porte pas sur l’entrée de la Turquie ou de la Roumanie dans l’Union, ni sur la « directive Bolkestein », ni sur la politique autiste conduite par Chirac et Raffarin. On ne nous demande pas non plus de voter pour ou contre les délocalisations, le chômage persistant, les salaires obscènes des grands patrons, la technocratie nationale ou bruxelloise… La démocratie consultative implique de répondre à la question posée aux citoyens, et non pas à celui qui la pose ou à une toute autre question.
26- Ceux qui disent « non » au traité au nom de l’Europe font miroiter la possibilité de négocier un meilleur texte qui aura toutes les qualités sauf une : l’existence. Prétendre qu’un rejet du traité permettra de conclure entre 25, et bientôt 27 ou 30 États, un meilleur accord constitutionnel que celui arraché à 15, c’est vendre de l’illusion. Le projet actuel résulte de plusieurs années de négociations traduites par des compromis entre forces politiques opposées, cultures nationales divergentes, exigences et ambitions contradictoires. Un « non » remettrait en question ces compromis et conduirait à un recul par rapport à l’acquis. Dans une Union dominée par les droites et face à une majorité de gouvernements partisans d’une conception minimaliste de l’Europe, on imagine mal qu’une renégociation puisse donner satisfaction à ceux qui demandent plus d’Europe sociale.
27- L’immense majorité des européens ont une vision du social, de l’économie et même du projet communautaire différente de celle prônée par les porte-paroles français du souverainisme social. Le combat mené par ces derniers relève de la défense d’un modèle franco-français qui n’a aucune chance de devenir le programme commun d’une grande ni d’une petite Europe.
28- Le « non » d’un grand pays fondateur comme la France, inventeuse de l’Europe, n’aurait pas le même sens ni le même poids qu’un autre refus. Il est difficile d’imaginer pouvoir poursuivre l’aventure européenne avec une France marchant à reculons. Dans tous les cas, un « non » français anémierait la coopération franco-allemande, pôle de gravité de l’Union, et couperait notre pays de ses partenaires les plus pro-européens. Et il affaiblirait l’Europe dans le monde. Face à l’hégémonie de l’hyperpuissance américaine, l’émergence déstabilisatrice de la Chine, l’aggravation des déséquilibres planétaires et des risques géopolitiques, de la prolifération nucléaire au terrorisme, il devient urgent d’accélérer l’avènement de l’Europe politique sur la scène internationale. Le traité dote l’Union d’un début d’existence politique, étape indispensable pour qu’elle puisse espérer peser demain à la table de négociation et imposer de nouvelles normes mondiales sur le commerce nord-sud, la protection des écosystèmes, la gestion raisonnée des ressources, la diversité culturelle, la prévention et le règlement des conflits…
29- Le « non » a toutes les chances de rester inaudible, car il n’exprime qu’une addition de points de vue incompatibles et même contradictoires. Entre les partisans du repli frileux, les altermondialistes et les fédéralistes, entre ceux qui n’ont jamais voulu l’Europe et ceux qui n’y voient qu’un moyen de donner plus de poids à la France, entre les protectionnistes et les libéraux de tout poil, entre les nationalistes et les nostalgiques de la 3ème internationale, entre les bobos en mal de révolte et la foule des inquiets et des citoyens en souffrance : quelle lisibilité ? quelles perspectives ? quel avenir ? quelle majorité d’idées ou de projet pourrait sortir d’une telle coalition d’oppositions et d’exaspérations atomisées ? Si le « non » devait l’emporter, n’émergerait au final qu’un seul sens possible : celui d’un refus de l’Europe.
30- C’est le « non », exprimant un rejet et non un projet, qui est porteur de risque, d’incertitude et d’instabilité, et pas l’inverse. Au mieux, ce rejet du traité bloquerait la construction européenne pour plusieurs années. Mais il y a lieu de craindre qu’il encouragerait l’euroscepticisme et favoriserait un délitement politique, un mouvement centrifuge que l’élargissement de l’Union favorise et que la constitution vise précisément à inverser. L’Europe redeviendrait alors une simple zone de libre-échange conforme aux vœux des libéraux. A l’inverse, le traité constitutionnel, en renforçant le rôle du politique, en consolidant les droits des citoyens, en affirmant de nouvelles exigences sociales et environnementales, donne corps à un « espace public européen » dans lequel de nouveaux choix, de nouvelles pas en avant vont devenir possibles.
Extraits du traité constitutionnel
Article I-2 « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes. »
Article I-3.3 : « L’Union œuvre pour le développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement. Elle promeut le progrès scientifique et technique. Elle combat l’exclusion sociale et les discriminations, et promeut la justice et la protection sociales, l’égalité entre les femmes et les hommes, la solidarité entre les générations et la protection des droits de l’enfant. »
Article I-3. 4 : « Dans ses relations avec le reste du monde, l’Union affirme et promeut ses valeurs et ses intérêts. Elle contribue à la paix, à la sécurité, au développement durable de la planète, à la solidarité et au respect mutuel entre les peuples, au commerce libre et équitable, à l’élimination de la pauvreté et à la protection des droits de l’homme, en particulier ceux de l’enfant, ainsi qu’au strict respect et au développement du droit international, notamment au respect des principes de la charte des Nations unies. »