L’Europe, histoire d’un espoir
par Yan de Kerorguen
« L’Europe n’a jamais été un long fleuve tranquille », répétait souvent Jacques Delors, président de la Commission Européenne de 1985 à 1994. Comment tenir le cap lorsque certains navires qui circulent sur ce fleuve vont à la dérive, emportés par des ardeurs chauvines, avec à bord des capitaines qui ne respectent pas leur signature et leur parole ? Comment espérer arriver à bon port quand on entreprend sur ce fleuve une navigation au long cours dont le terme rend peu visible le bout du périple? Pourtant, pas question d’interrompre ce voyage. Il est trop essentiel.
Europe : histoire d’un espoir
L’intégration européenne est un projet inédit dans l’histoire politique du monde. Formidable mais ô combien exigeant ! Une longue histoire. A vrai dire presqu’incroyable. Unir tant de pays dans la paix et l’échange au sein d’un partenariat fondé sur les droits universels de l’humanité. Du jamais vu dans l’histoire de l’humanité ! Et à ce titre le projet européen mérite toutes les indulgences et bien des encouragements. 70 ans de négociations illustre le temps nécessaire pour constituer une Union Européenne. Le chantier n’est pas terminé. Il faut compter avec les aléas de la stratégie politique et de l’humeur des peuples. La nation américaine fière de son drapeau étoilé a bien mis des lustres à réunir ses 50 états, même si aujourd’hui, le lustre a perdu de son étoile. L’Europe a encore de la marge
“Si l’on n’est pas saisi dans sa jeunesse par un espoir, fût-il illusoire, que reste-t-il ? Rien.” Ainsi s’exprime l’écrivain George Steiner rappelant la nécessaire vigueur des aspirations quand on est jeune. Nous en sommes-là, avec ce terrible diagnostic un peu exagéré d’insuffisance respiratoire, lorsque l’on se penche sur le cas de ce qu’on appelle encore le vieux continent. L’Europe, l’homme malade du monde ! Paradoxe d’un vieux continent qui par manque de confiance en son projet manque de souffle. L’Europe passe son temps à se contester, auto-réfléchir ses peurs, ses insuffisances. Elle néglige son privilège philosophique de préserver la paix, projet pour lequel son union a été fondée. Il lui suffit juste apprendre à mieux maîtriser son souffle, à faire de l’exercice. Car finalement, à l’échelle historiographique, le projet européen, tel qu’il s’édifie depuis le milieu du XXème siècle, est lui aussi jeune, très nouveau, mais soumis à bien des vicissitudes.
Revenons à l’histoire en passant par la France, un des pères fondateurs de la communauté européenne. La France de Voltaire, souligne Fernand Braudel, s’est constituée par vagues successives de mouvements humains, d’immigrations, d’exode ruraux, d’exils. « La nation française n’est pas un peuple mais cent », font observer Emmanuel Todd et Hervé Le Bras dans leur ouvrage « Le mystère français ». La France est multiple et a dû « s’inventer ». Il en va de même du dessein européen dont la France est un des inspirateurs. Nous sommes injustes : on ne dit pas assez ce qu’on doit aux exilés ni à tous ces gens de culture qui ont façonné l’Europe par leurs livres. Nous devons tant aux européens, souvent des exilés, réfugiés, scientifiques, artistes dont les témoignages racontent la naissance de l’esprit européen. Thomas Mann, Milan Kundera, James Joyce, Claudio Magris… ces écrivains ont inspiré l’ouverture intellectuelle et favorisé la mobilité des idées. Depuis la création de la communauté européenne puis de l’UE, les rencontres entre les ressortissants des pays membres ont accru la tendance à la diversité. De migrations en déplacements de populations, de l’élargissement aux pays de l’est aux membres du Conseil de l’Europe, les citoyens du vieux continent sont intimement familiarisés à l’idée des échanges. Par delà les conflits, chacun peut reconnaître à l’Europe la parenté et l’épanouissement de courants de pensée dont les Lumières marquèrent le point d’orgue : le rationalisme, la science, l’humanisme, les droits de l’homme. Bref, l’Europe est l’histoire d’un espoir.
Romain Rolland est un écrivain philosophe, mort en 1944. Son nom parle à quelques anciens écoliers mais son oeuvre demeure en grande partie méconnue. Et pourtant que de bénéfices intellectuels et moraux il y a à parcourir ses ouvrages. Ce français humaniste et germanophile, n’a eu de cesse de lutter, toute sa vie durant, pour une fraternité à l’échelle du monde. Dans son livre « Jean-Christophe », Romain Rolland met en scène l’esprit européen, prônant la coopération des peuples. Le héros du roman, Jean Christophe, déteste la mentalité étriquée, les compromissions, les petits arrangements, mais il croit en l’Europe, en l’union des potentiels et du génie de chacun. Le livre dénonce les égoïsmes politiques, les hypocrisies et les fiertés mal placées, l’écrasement de l’individu. Observateur d’une civilisation qui décline, il ne se résigne pourtant pas à devenir « étranger au présent ». La première guerre mondiale survient. Bouleversé par la tragédie européenne qui se prépare, Romain Rolland pousse un cri d’alarme. Il témoigne pour la dignité dans une époque qui semble sans autre alternative que le repli ou la guerre. Alors que tout autour de lui, les nationalismes se déchainent, lui reste attaché à « l’indéracinable espoir » : l’Europe ! Parmi ses contemporains, Rolland est ainsi reconnu comme l’écrivain de la « conscience de l’Europe » en France, en Suède, en Italie, ou en Russie. Il s’attire la sympathie des esprits libres de l’époque tels que Albert Einstein, Bertrand Russel, Klaus Mann, Georges Duhamel, Albert Schweitzer, ou Marie Curie avec lesquels, il tente de fonder une Communauté des esprits libres d’Europe. L’autre trait saillant de Rolland est son sens de l’amitié dont ses nombreuses correspondances et discussions avec Sigmund Freud, Hermann Hesse, sont l‘expression vibrante. Parce qu’il est « au dessus de la mêlée », on lui rend visite, on lui écrit, comme s’il était dépositaire de la cause du vieux continent. Pour tous ces gens éclairés, il y a une certitude : « la vie intellectuelle est internationale » (Robert Musil).
Stefan Zweig, ami et correspondant de Romain Rolland, est également un témoin majeur de cette conscience européenne. Dans « Le monde d’hier », l’écrivain autrichien, mort lui aussi pendant la seconde guerre mondiale, a très exactement décrit la période qui précède la guerre de 14-18, comme la période européenne par excellence. En cosmopolite revendiqué bien que nostalgique de son Autriche-Hongrie, il regrette ce monde d’avant, quand «la terre avait appartenu à tous les hommes. Chacun allait où il voulait et y demeurait aussi longtemps qu’il lui plaisait. On montait dans le train, on en descendait sans rien demander, sans qu’on vous demandât rien, on n’avait pas à remplir une seule de ces mille formules et déclarations qui sont aujourd’hui exigées. Il n’y avait pas de permis, pas de visas, pas de mesures tracassières, ces mêmes frontières qui, avec leurs douaniers, leur police, leurs postes de gendarmerie, sont transformées en un système d’obstacles ne représentaient rien que des lignes symboliques qu’on traversait avec autant d’insouciance que le méridien de Greenwich». Une Europe légère que la dureté nationaliste a fait voler en éclat et dont il témoigne dans le même ouvrage. Zweig ne supporte pas dans l’idée nationale, au-delà de l’esprit guerrier qu’elle entretient, les «tracasseries administratives», ces «petites choses» dans lesquelles il voit le symbole du déclin spirituel de l’Europe: «Constamment, nous étions interrogés, enregistrés, numérotés, examinés, estampillés, et pour moi, incorrigible survivant d’une époque plus libre et citoyen d’une république mondiale rêvée, chacun de ces timbres imprimés sur mon passeport reste aujourd’hui encore comme une flétrissure, chacune de ces questions et de ces fouilles comme une humiliation». Europe si jeune, si légère devenue soudainement vieille et tracassière. Devant cette Europe administrative, Zweig « mesure tout ce qui s’est perdu de dignité humaine dans ce siècle que, dans les rêves de notre jeunesse pleine de foi, nous voyions comme celui de la liberté, comme l’ère prochaine du cosmopolitisme». « Je dois avouer, enchaîne l’écrivain, que nous tous, en Allemagne et en Autriche, n’avons jamais jugé possible, en 1933 et encore en 1934, un centième, un millième de ce qui devait cependant éclater quelques semaines plus tard. Assurément, il était clair d’emblée que nous autres, écrivains libres et indépendants, avions à nous attendre à quelques difficultés, à quelques désagréments, à quelques inimitiés ». Zweig finit par donner raison à Freud qui pensait qu’il suffisait de pas grand chose pour que les forces destructrices percent notre culture : « Ce monde de la sécurité n’était qu’un château de nuées ». Et l’écrivain d’appeler ses contemporains à «écouter à nouveau la voix éternellement créatrice de la raison. » Comme d’autres grands esprits, en premier lieu Victor Hugo, puis plus tard, Romain Rolland ou Paul Valéry, Zweig avait aussi entrevu la création des « Etats-Unis d’Europe », condition à ses yeux d’une nouvelle Paix entre Nations. C’est précisément cette volonté de paix durable, par la force d’un marché commun, qui a été au fondement de la création de la communauté économique européenne (CEE), en 1957. D’ailleurs dans deux conférences inédites datant du début des années 30, et publiées sous le titre d’ « Appel aux européens », l’écrivain autrichien évoque la naissance d’ « une société civile européenne au-delà des cloisonnements nationaux ». Il avance l’idée d’un Erasmus pour la jeunesse : « une éducation authentiquement européenne », où l’on gagne à « connaître ses voisins européens grâce à des séjours à l’étranger suffisamment longs ». Il appelle de ses vœux la création d’une « capitale européenne » qu’il entrevoit non pas à Bruxelles, mais à Genève. Il rêve d’« un journal européen » et aussi d’une « instance supranationale », composée de personnalités éthiques « qui aurait le droit de rectifier tous les mensonges politiques proférés dans les pays d’Europe ».
La création concrète de cette grande Europe des démocraties, à laquelle songe Zweig s’est finalement réalisée, après la guerre de 39-45. On la doit à des visionnaires comme Jean Monnet, Robert Schumann, Paul-Henri Spaak et quelques autres. Sans leur engagement et leur obstination, nous n’aurions pas connu depuis cette date cette longue séquence de paix et de prospérité qui s’est déroulée jusqu’à maintenant. On ne soulignera jamais assez l’incroyable bénéfice que les peuples ont pu tirer de cette tranquillité, quand bien même la construction européenne peine encore à convaincre de ses jeunes bienfaits. On oublie qu’il y a à peine trente ans, près de la moitié des vingt sept démocraties européennes étaient des dictatures. Incroyable, mais vrai ! L’histoire nous apprend que les beaux et durables projets sont toujours les plus difficiles à bâtir. Il manque toujours un composant de base. Le plus difficile est de trouver lequel.
L’amitié et l’Europe : telle est la leçon de Rolland et de Zweig que la mémoire doit rappeler aux nouvelles générations! Cette union spirituelle, cette solidarité intellectuelle, cette république européenne des Lettres manque cruellement aujourd’hui, en 2017, à l’heure où l’Europe, critiquée de toutes parts, subit les assauts de plus en plus radicaux des montées cocardières. En ces temps de Bruxelles bashing, où l’Europe devient le déversoir des frustrations nationales, les ouvrages de Romain Rolland, pour la plupart absent des manuels scolaires, devraient être enseignés dans les écoles et lus par tous. Comme le rappelle Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert Schumann, dans un ouvrage intitulé Pourquoi et comment l’Europe restera le cœur du monde – Petit traité d’optimisme : « l’Europe est, de loin, le continent le moins inégalitaire. Elle est le continent où (presque) tout a été inventé : philosophie, valeurs humanistes, arts, sciences, une richesse sans égale. Elle est un exemple envié et copié, bien loin du déclin. L’intégration régionale est voulue partout et un tour du monde des ensembles régionaux en convainc facilement le lecteur ». Un « pays » de Cocagne où il fait bon vivre et que bien des nations nous envient. Elle est aussi devenue le premier continent d’immigration. Pour le président de la Fondation Robert Schuman, « elle demeure le cœur qui donne le rythme, qui irrigue les esprits, qui nourrit la culture qui invente et qui attire ». Mais pourquoi se demande-t-il, « l’Europe fait-elle rêver à l’extérieur quand elle désespère souvent à l’intérieur ? » Comme le fait observer le journaliste Jean Quatremer, dans un ouvrage récent (Les salauds de l’Europe. Calmann-Lévy. 2017), il ne viendrait à personne l’idée de vouloir démanteler la République Française sous prétexte qu’elle est bureaucratique, mal gérée et pas au goût de tous.