L’Etat doit-il avoir le monopole de l’éducation ?
Lorsqu’on veut aborder la question de l’Education Nationale (EN), il se passe quelque chose d’inouï qui ressemble à une mêlée de rugby, avec des joueurs spécialisés dans l’art d’enterrer le ballon, rendant tout jeu impossible. Comme un couple qui se connaît par coeur, jusqu’à la nausée, l’Etat et les syndicats s’y entendent pour neutraliser le système.
Les médias présentent toujours les faits de cette manière : les professeurs et leurs syndicats font capoter systématiquement toute réforme pour provoquer une asphyxie généralisée. Mais on ne se pose jamais la question de savoir si l’Etat et son administration introduisent si mal le ballon dans la mêlée qu’il provoque immanquablement son effondrement.
Car l’interrogation principale n’est pas tant la réforme du statut des professeurs, question qui ne devrait se poser qu’après avoir réalisé l’audit de l’institution, mais bien d’autres dont voici quelques exemples : le dispositif EN est il viable ? L’Etat doit-il avoir le monopole de l’éducation ? Faut-il faire entrer du libéralisme à l’EN et de quelles façons ? L’Etat doit-il inciter la création d’écoles alternatives en mettant en place un forum d’une école « autre » ?
Un audit du système
Lorsqu’une entreprise bat de l’aile, on fait appel à des consultants et on leur commande un audit. On redéfinit la mission de l’entreprise, on lui fixe des échéances, on examine tous les postes. A l’EN, pas moyen d’établir un diagnostic parce que jamais le système dans son ensemble n’a fait l’objet d’un audit.
Que dire d’un système censé fabriquer l’avenir du pays, en charge des jeunes générations, qui se défie pourtant de toutes les nouveautés et expérimentations, qui n’accorde aucun crédit à ceux qui cherchent de nouveaux protocoles ? Qui ne capitalise jamais les essais, réussites ou erreurs, qui ne fait jamais fructifier des expériences ?
Tous les efforts personnels, toutes les expérimentations tombent finalement dans l’oubli, dans une indifférence générale de la part de tous les partenaires de l’EN et ne suscitent aucun intérêt ni au niveau ministériel, ni au niveau du rectorat, ni au niveau de l’inspection, ni de la région, etc.
Car la seule chose qu’on demande c’est que cela fonctionne. Comment et pourquoi, c’est une autre question. A l’instar de ce proviseur avec qui je souhaitais dialoguer, sa réponse fut « je n’ai pas envie de penser ». Sauf que l’absence de pensée nuit gravement à la santé.
Demande-t-on à un véhicule de faire un Paris-Marseille sans avoir examiné l’état des pneus, du moteur, du niveau d’essence, de la carrosserie… ? Et bien, pour l’EN on ne se pose aucune question ; ça roule mais dans quel état on ne le sait pas… Or, avant d’envisager de nouvelles charges et missions, l’Etat devrait proposer un audit : L’ EN fonctionne-t-elle ? Et comment ? Tous les postes devraient être examinés, et les missions redéfinies, du ministère aux rectorats, des rectorats aux inspections, ou aux proviseurs, des proviseurs aux professeurs etc. Les rapports des administrations entre elles devraient faire l’objet d’une étude précise.
Il en va de même pour les rapports entre administrations et professeurs, car depuis quelques années on a pu constater que les administrations nuisent au travail des professeurs en attaquant leur autorité. Cette posture a été adoptée lorsque le ministre Allègre a dit son mépris pour la gente professorale.Tous les quatre matins, on entendait dans la bouche du ministre une nouvelle insulte : les professeurs ne travaillent pas, ce sont des abrutis, ils ne sont jamais là.
On peut d’ailleurs s’étonner de ces propos car on n’imagine pas le ministre de la Santé traiter les médecins d’abrutis, le ministre de l’Agriculture expliquer que les paysans sont des gros boeufs mais quand il s’agit de l’EN on trouve normal qu’un ministre puisse insulter les gens dont il a la charge. A ce sujet, on peut aussi s’étonner que les syndicats n’aient jamais trouvé la réponse juste à ce harcèlement moral en traduisant leur ministre devant un tribunal.
Le ministre Allègre a d’ailleurs renforcé le pouvoir des chefs d’établissement au détriment d’un travail en commun et d’une recherche de dialogue. Or, les chefs d’établissement sont déjà des couteaux suisse dont les fonctions sont si nombreuses qu’on se demande comment elles pourraient être bien remplies. Un certain nombre de collèges et lycées n’ont pas de pilote dans l’avion : chefs d’établissement sans autorité, pusillanimes, paresseux, malades, etc. et surtout sans idées.
Quant à leur formation, elle fait problème. Aussi on peut se poser les questions suivantes. Faut-il recruter hors administration des cadres pour la fonction publique et les charger d’une mission ? Peut-on envisager que les chefs d’établissement ne sortent pas du sérail ? Qu’ils soient recrutés dans le privé ? Ne peut-on pas au moins exiger qu’ils soient formés au management et qu’ils soient accompagnés dans leur fonction par des coachs tant la complexité des problèmes est grande et tant leur stress peut être intense ? Ne doivent-ils pas être sanctionnés pour des fautes graves comme tout agent de la fonction publique ? Est-il encore possible de considérer que le statut de fonctionnaire mette à l’abri, en tout impunité, des gens incompétents ?
Et encore : ne faut-il pas les assister d’une personne « ressources humaines » quant à la notation des professeurs car ils sont dans une position totalement arbitraire pour les juger, ne connaissant rien la plupart du temps à la discipline enseignée et n’assistant jamais aux cours. Sait-on qu’à l’EN il n’y a aucun service « ressources humaines » qui accompagne les enseignants dans leur carrière et aide ceux qui ne souhaitent pas continuer ce travail à se reconvertir ? Certains professeurs n’en peuvent plus mais, faute d’interlocuteurs, ils sont bien obligés de continuer.
Autre aspect de la profession assez étonnant : un professeur ne sait jamais à qui s’adresser quand il est en difficulté (problème d’autorité, ou de santé, ou tout simplement difficulté à traiter une question du programme). Il lui est impossible de faire confiance à un inspecteur car sa démarche risque de se retourner contre lui.
Alors que faire ?
Continuons dans l’idée de mettre une dose de libéralisme, c’est-à-dire du jeu, dans un système asphyxié.
Comment aborder le problème des établissements en difficulté ? Faut-il sponsoriser ces collèges et lycées ? Faut-il susciter des parrainages avec de grandes institutions (CNRS, INSERM, grandes écoles…) ? Les formations en alternance doivent-elles être prises en charge en totalité par les entreprises ? Faut-il jumeler tous les établissements avec des théâtres, cinémas et intermittents du spectacle à l’instar de l’opération « dix mois d’Opéra et d’école » (1) ?
Mais comment initier des projets nouveaux quant les instituts même de formation des maîtres sont une école de formatage des esprits ? Les IUFM (Institut universitaire de formation des maîtres) ne doivent-ils pas être totalement repensés dans un cadre semi public avec d’autres partenaires ? Ne faut-il pas créer une agence de l’innovation en matière pédagogique avec des entreprises de communication ? Il est fort à parier que des spots de grammaire conçus par des publicitaires auront plus d’impact sur les écoliers que le rabâchage scolaire !
Une chose est certaine : l’éducation n’est pas l’affaire de quelques-uns, fussent-ils nombreux, à savoir les spécialistes de la pédagogie et des sciences de l’éducation, mais de toute la nation ; il faut sortir l’école de cette schizophrénie qui la coupe de la réalité. Car si les savoirs sont si peu intégrés c’est d’abord et aussi pour cette raison ; rien ne fait sens. Et rien ne fait sens parce que les nouveaux paramètres de la réalité ne sont pas pris en compte comme les nouvelles technologies qui modifient profondément le rapport au savoir.
Bref, la question de l’école est l’affaire d’une générosité retrouvée.
Mais au fait, à quoi sert l’école ? On a beaucoup discuté sur l’expansion de la démocratie à l’école, l’école de masse. On lui a trouvé un projet : 80% d’une classe d’âge au bac. On découvre aujourd’hui que les masses sont faites d’individus ! Que le système ne réussit pas à autant d’élèves qu’on le croit. Egalité n’est pas identité.
Quel est l’intérêt d’envoyer dans le grand bain des élèves qui ne savent pas nager ? Doit-on à toutes forces les faire passer sous les mêmes fourches caudines ? N’est-il pas temps de voir les individus qui composent la grande maison ?
Le bilan
80% d’une classe d’âge arrivent au bac, et 80% l’obtiennent. Mais à quel prix ? Professeurs exsangues à force d’avoir tirés, poussés, tractés des élèves plus ou moins motivés, parents focalisés sur la réussite et non sur l’apprentissage, bachotage sans assimilation, absence d’autonomie qui se répercute en fac avec un taux d’échec spectaculaire (75% en première année, la moitié des étudiants n’obtenant aucun diplôme). Mais aussi : lycées destructurés par l’organisation du bac ; classes de seconde et première lâchées dans la nature dès la première semaine de juin, programme jamais fini, bac coûteux en argent et en énergie, administration submergée de tâches à accomplir et, pour finir, bac bradé et élèves n’ayant pas le niveau pour continuer des études. N’y a t’il pas moyen de faire autrement ?
La tache de l’EN est-elle de produire des bacheliers, des semi bacheliers (ceux qui obtiennent le certificat de fin d’études) ou des pseudos bacheliers ou bien de construire une école qui fait sens, en rapport avec de vraies attentes ?
Car le bac névrotique, antichambre du chômage produit l’inverse de l’effet désiré ; redoublement de une, deux, voire trois classes pour l’obtenir à toutes forces. Redoublement en fac.
Va t’on cesser de faire jouer au bac une fonction qui n’est pas la sienne : retenir dans le système le plus longtemps possible des élèves pour ne pas augmenter les chiffres du chômage ? Est-il si difficile d’envisager d’autres passerelles, proposer des années zéro en fac, ou de passer un examen, d’autres écoles et d’autres formations ?
Ces questions de sortie de la mêlée, ne doutons pas qu’elles en produiront d’autres à moins qu’on s’adresse à de nouveaux partenaires, les chefs d’entreprise qui ont à charge l’efficacité et la créativité de leurs entreprises.
Dans « Qu’est ce qu’un dispositif ? » Giorgio Agamben en donne cette définition:
« j’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants ».
Cette définition vaut bien pour un système éducatif. Mais lequel ? Comment un système libéral est il comptatible avec la pensée unique en matière d’éducation ?
Comment un système comme l’éducation nationale peut-il prendre en compte la diversité et la pluralité des individus ? Dernière question : faut-il à tout prix mourir d’ennui pour apprendre quelque chose ? Ou mettre comme ultime défi « le gai savoir ».
Martine Aronowicz est Professeur agrégé de philosophie
(1) Cette opération, initiative de l’Opéra de Paris, n’a pas pour fonction de créer des esthètes ou des consommateurs d’art mais de faire des citoyens; les élèves recrutés dans des écoles, collèges et lycées difficiles visitent l’opéra et font connaissance de tous les corps de métier, ils assistent à des représentations de danse et de spectacle lyrique et travaillent eux mêmes à un projet de spectacle. Cette expérience a été suivie toute l’année et à fait l’objet d’un documentaire de Maurice Tanant.