Sous l’impulsion de la politique de la ville et des projets de rénovation urbaine, le décor des banlieues et quartiers populaires a souvent changé sans que ne change le destin de leurs acteurs. Plutôt que la fuite en avant vers toujours plus de moyens, ce rapport, en établissant le bilan des politiques menées depuis vingt ans, esquisse les grands traits d’une véritable politique pour la ville.
Ce rapport s’appuie sur les travaux d’un groupe présidé par Jacques Donzelot qui, avec le soutien de la Fondation Total et en partenariat avec la revue Esprit, a effectué durant trois ans des enquêtes de terrain dans les grandes villes françaises. Ces visites ont également nourri une réflexion sur les politiques de sécurité, présentée par Anne Wyvekens dans le co-rapport « Banlieues et quartiers populaires : la sécurité en questions ». Mise en mouvement des acteurs, ciblage des dispositifs d’aide à l’emploi, dialogue entre la police et les citoyens, investissement et soutien aux projets portés par les habitants… Aujourd’hui, les solutions à la crise passent par les banlieues.
Depuis une trentaine d’années, un grand nombre de programmes ont été déployés dans le cadre de la politique dite de la ville, impliquant des investissements financiers de plus en plus importants, dont particulièrement le dernier, celui de la rénovation urbaine. Mais, si spectaculaires que soient les effets de cette rénovation quant au paysage des cités HLM, ils n’entraînent pas pour autant de résultats bien tangibles quant à l’intégration effective de la population de ces quartiers. Tout se passe comme si l’on avait modifié le décor sans que cela change le destin des acteurs.
Faut-il alors mettre l’accent sur l’humain plutôt que sur l’urbain comme y invitent actuellement la plupart de ses commentateurs? Mais n’était-ce pas déjà ce que l’on avait fait dans les années 1980 – le développement social des quartiers – et l’échec de cette méthode qui avait justifié que l’accent soit placé de plus en plus sur l’urbain ? Ne conviendrait-il pas surtout d’allouer plus de moyens à cette action et dans tous les domaines pour qu’elle produise enfin ce que l’on en escompte ? Mais comment justifier un tel investissement sans susciter le ressentiment d’autres populations également défavorisées mais par d’autres circonstances géographiques comme celles des communes rurales en voie d’appauvrissement ou encore celles des départements et territoires d’outre mer ? Pourquoi alors ne pas élargir le registre de l’action à l’ensemble de ces territoires sous la forme d’une redistribution de moyens à l’ensemble de leurs élus ?
Ainsi la déception générée par les résultats de cette politique se traduit-elle par le sentiment que l’on a épuisé le champ des possibles et que seule une augmentation conséquente des moyens pourrait y changer quelque chose, quitte, pour cela, à l’inscrire dans une gamme élargie de problèmes où elle perdra la spécificité de sa raison d’être.
Plutôt que cette fuite en avant au prix de la perte de son objet spécifique, nous voudrions proposer de repenser cette politique et, pour cela, de relire son histoire en utilisant une grille propre à nous offrir sur celle-ci un recul que ne nous procure pas la seule distinction entre le social et l’urbain dont nous avons l’habitude de nous servir. Une grille qui distingue les stratégies possibles sur cette question des quartiers non pas tant en fonction du dosage entre le social et le spatial, entre l’humain et l’urbain, que par la manière de les agencer. Une grille dont le principal avantage est de permettre de sortir des catégories classiques de l’action publique pour mieux prendre en compte précisément la spécificité de cet objet que sont les quartiers dits défavorisés.
Cette grille, d’origine américaine, repose sur une distinction qui semble a priori le calque de celle entre le social et l’urbain : l’opposition entre le traitement des lieux (place) et celui des gens (people). Sauf que le traitement des lieux (place) ne désigne pas uniquement ni même spécialement celui du bâti. Il correspond à une stratégie d’enrichissement général des lieux, de leur attrait, de leurs services, de leur offre d’emploi. Tandis que le traitement des gens (people) ne correspond pas à proprement parler à une politique sociale mais à un souci de déplacer les gens qui habitent dans ces quartiers par trop défavorisés, de les transférer dans des lieux où ils bénéficieront de meilleurs services en matière de santé, de scolarité, d’emploi, et surtout d’un environnement social plus élevé, plus exigeant.
Ces deux stratégies s’opposent, certes, par le raisonnement qui les sous-tend- le choix de relever le niveau de ces quartiers au bénéfice de leurs habitants ou bien d’y renoncer pour éviter à ceux-ci les préjudices qu’ils y subissent et les déplacer dans d’autres lieux. Mais elles peuvent se trouver associées pour composer une troisième voie, en quelque sorte, intitulée people place based strategy : agir sur les gens dans les lieux où ils vivent. Quoique celle-ci puisse, elle-même, osciller entre deux variantes : aider les gens dans les lieux où ils vivent de manière à ce qu’ils puissent y rester…ou bien les y aider de manière à ce qu’ils disposent des moyens d’en sortir. Selon que l’on place l’accent plus sur les bénéfices offerts aux habitants pour qu’ils investissent leurs quartiers ou bien que celui-ci n’est valorisé que comme une base arrière pour faciliter leur déplacement vers d’autres lieux.
Cette distinction people/place offre donc une gamme élargie de conceptions stratégiques possibles pour lutter spécifiquement contre les quartiers en voie de ghettoïsation. C’est la raison pour laquelle elle s’est répandue à partir des Etats-Unis, où on la voit naître durant les années 1960/70, dans l’ensemble des nations occidentales, au fur et à mesure que la question urbaine s’y fait sentir, c’est-à-dire depuis l’entrée dans la mondialisation et les effets de celle-ci sur l’emploi, à travers les délocalisations et l’importance croissante des phénomènes migratoires. Elle commence même à recevoir une certaine audience en France où le Conseil d’analyse stratégique l’a utilisée récemment (dans une séance en date du 24 novembre 2011) pour analyser les « effets de quartier ». Un tel label vaut autorisation de s’en servir sans paraître exagérément soumis à une pensée étrangère et pour montrer comment, loin d’avoir épuisé le champ des possibilités qui s’offrent à elle, la politique de la ville se trouve, à présent, confrontée à la nécessité d’adopter une nouvelle stratégie lui permettant de tirer les bénéfices des efforts déjà consentis plutôt que céder à la tentation du retour en arrière ou de la fuite en avant.
Pour montrer comment surgit la nécessité de cette nouvelle option stratégique, nous commencerons par une relecture de l’histoire de la politique de la ville à travers cette grille people/place (I : Une histoire en deux temps). Puis nous présenterons un bilan de son action depuis l’année 1991, celle de traitement des lieux, de l’adoption, en l’occurrence, d’une stratégie de discrimination positive territoriale, dans laquelle nous nous situons encore, puisque la rénovation urbaine en constitue la figure la plus aboutie. Nous proposons d’établir ce bilan en utilisant trois types de sources : les rapports officiels, les enquêtes de sociologie les plus récentes ainsi que le bénéfice des visites de sites que nous avons effectuées durant les dix-huit derniers mois (II : Un bilan en trois mouvements). Enfin, nous esquisserons les traits de ce que pourrait être ce tournant stratégique susceptible de rééquilibrer la démarche suivie depuis 20 ans plutôt que d’en abandonner lâchement le principe au prétexte des difficultés budgétaires du temps présent (III : Les moyens de la société).