Bras de fer sur le pôle nord
La ruée vers le continent blanc semble irrépressible. Car non seulement avec le réchauffement de l’Arctique, une nouvelle voie navigable devient possible, mais en plus, sous la banquise, se trouve un gisement de ressources sous marines, riche en hydrocarbure et en gaz naturel.
La guerre et la mer ont souvent été liées dans l’histoire.
Trafalgar, Salamine, Lepante, Midway, Jutland, l’histoire montre en effet que le sort de la terre s’est en partie réglé sur les océans.
Dès que les peuples ont disposé des instruments de navigation susceptibles de transporter leurs armées, ils ont multiplié les tentatives ouvertes ou larvées d’expansion sur la mer.
Les batailles navales ont scellé le sort d’un empire ou d’une civilisation. Mais nombre de litiges demeurent. Certains sont anciens, en sommeil, mais ils se réveillent de temps à autre à la faveur d’un incident ou au moment opportun.
Les occasions ne manquent pas : revendications d’espaces marins, nouvelles ambitions territoriales, préemption d’une voie maritime, mais aussi prospection de plates-formes littorales dans des zones susceptibles de contenir des richesses en minerai ou en énergie. La France et l’Angleterre se sont longtemps disputés les îles Anglo-Normandes. L’Angleterre et l’Argentine ont tiré au canon à propos des Malouines.
Cela fait plus d’un siècle que dure la discorde entre Russes et Japonais au sujet des îles Kouriles. Ou entre Japonais et Chinois.
Début décembre 2008, le Japon a vivement dénoncé l’entrée de deux bateaux de surveillance chinois dans ce qu’il considère comme ses eaux territoriales, à une demi-douzaine de kilomètres au sud-est des îles Senkaku/Diaoyu (nom de ces îles en japonais et en chinois), dont le sous-sol renferme pour certaines des gisements de gaz.
En mer de Chine, six pays, Brunei, Chine, Malaisie, Philippines, Taiwan et Vietnam, se querellent à propos de l’archipel des Spratley. Sans parler de la crise persistante entre les Turcs et les Grecs autour de l’île d’Imia.
De même, pour l’îlot Persil entre l’Espagne et le Maroc. Enfin, récemment, la Cour internationale de justice de La Haye s’est penchée à sur question du plateau continental de la mer Noire, zone riche en gaz naturel, que se disputent l’Ukraine et la Roumanie.
Des différends opposent la Tunisie ou la Libye, l’Allemagne et le Danemark. Parfois, la géomorphologie ou l’histoire s’en mêlent. On évoque les « eaux historiques » pour justifier les prétentions libyennes sur le golfe de Syrte.
C’est aujourd’hui au continent arctique (trente fois la France) de susciter les convoitises des pays limitrophes. Pendant longtemps, le « toit du monde » a été considéré comme un désert de glace sans intérêt économique.
Le changement climatique est en train de modifier la donne. En effet, sous l’action du réchauffement de la planète et l’accélération de la fonte des plateaux de glace d’Amérique du Nord et du Canada, une sorte de canal naturel est en train de naître, libérant 200 kilomètres de débris et d’icebergs, ouvrant des passages du Nord-Est et du Nord-Ouest.
Cette « route maritime du nord », une fois débarrassée des glaces pendant la période estivale, permettra d’ici 2015-2020, pendant l’été de raccourcir les distances de façon considérable. Elle fera économiser aux cargos plus de 5.000 km entre l’Atlantique et l’Asie.
Inédit ! Comparé à la route du canal de Panama, le passage du Nord-Ouest permettrait de gagner deux semaines de voyage pour un bateau allant de Londres à Tokyo. Ce raccourci de navigation, découvert il y a longtemps par les Inuits et les autres communautés autochtones, a été pendant des siècles un trésor recherché par les explorateurs, au prix, d’expéditions risquées, de navires brisés et de vies perdues.
Et voilà qu’un désordre climatique inopiné vient ouvrir la voie. Mais ce projet de route reste soumis à des incertitudes cartographiques. Nul ne sait comment se dessinera la configuration future du continent blanc et quelle sera sa « navigabilité ». De plus, certains doutes subsistent sur la rentabilité économique de la « route maritime nord ». Si elle permet de gagner du temps et des miles marins, elle suppose que les navires soient construits avec coque renforcée et cela coute cher. En outre, ces navires deviennent plus lourds et donc plus lents quand ils emprunteront leurs trajets habituels.
La ruée vers le continent blanc semble néanmoins irrésistible.
Car non seulement, une nouvelle voie navigable devient possible, facilitant les échanges entre les trois principaux foyers commerciaux du monde développé, mais en plus, sous la banquise, se trouve un gisement de ressources sous marines, riche en hydrocarbure et en gaz naturel.
On retrouve également toute une gamme de minerais, tels que le plomb, le zinc, l’or, l’uranium, l’argent, le tungstène. Les géologues de l’agence américaine US Geological Survey évaluent à un quart du total de la planète, les réserves de pétrole et de gaz naturel exploitables qui s’y trouvent. Il resterait à découvrir à l’intérieur du cercle polaire arctique 90 milliards de barils de pétrole et 45 milliards de mètres cubes de gaz. La tentation est grande : comment faire la fine bouche devant ces milliards de barils de pétrole, quand plane sur l’économie mondiale l’ombre de la pénurie à venir.
A 140 dollars le baril, pomper le pétrole sous la banquise devient une affaire juteuse !
Déjà, plusieurs centaines de compagnies pétrolières se bousculent aux portillons des pays riverains de l’océan Arctique pour l’obtention de permis d’exploitation dans les zones nouvellement découvertes par le retrait des glaces.
Plusieurs droits de forage ont déjà été cédés par George W. Bush et Dick Cheney, dans la mer de Chukchi. Ottawa, de son côté, met en vente les droits d’exploration de près de trois millions d’acres sur la plateau continental de la mer de Beaufort, au nord du Yukon et des Territoires du Nord-Ouest. Près de 700 enchères ont été recensées après mise en vente par les gouvernements américain et canadien.
Depuis le 15 mai et jusqu’au 15 septembre 2008 des bateaux spécialisés dans l’exploration pétrolière ont commencé à sillonner les eaux entourant l’archipel norvégien, à la recherche de gisements d’hydrocarbures enfouis sous le plancher de l’océan. Les résultats n’ont pas encore été rendus publics par l’administration norvégienne du pétrole, mais les attentes sont grandes.
Dans un livre passionnant (« La bataille du grand nord ». Ed. Perrin. 2008 ), Richard Labévière et François Thual évoquent un nouvel espace dans lequel, « aux prévisions, pour l’heure fantasmatiques, des nouveaux passages, s’ajoute le grand mythe d’un Arctique caverne d’Ali Baba de la mondialisation regorgeant de pétrole, de minerais stratégiques, d’or et de diamants.
Ce mythe et ses promesses, plus ou moins fondées, nourrissent autant de récits et légendes d’un nouvel eldorado du XXIème siècle ».
Aujourd’hui, le monde entier s’interroge sur le statut de l’Arctique. Ses eaux sont-elles territoriales ou internationales? A qui appartient le continent blanc? Qui peut se prévaloir de ses richesses sous-marines ?
Considéré comme une zone internationale, le pôle Nord est administré par l’Autorité internationale des fonds marins, par l’intermédiaire de laquelle les États parties à la Convention organisent et contrôlent les activités menées dans la Zone, notamment aux fins de l’administration de ses ressources. La volonté de souveraineté sur ces axes névralgiques du futur ne manque pas d’attiser les tensions entre les pays riverains que sont le Canada, la Russie, le Danemark, la Norvège et les Etats-Unis.
Selon la Convention des Nations Unies pour le droit de la mer de 1982, les pays avoisinant l’Arctique sont souverains dans une limite de 200 milles marins à partir de leurs côtes.
« La course attendue aux ressources maritimes, minérales et en hydrocarbures, auxquelles la fonte des glaces donne accès, pourrait engendrer des différends susceptibles de dégénérer en conflits ouverts si les mécanismes nécessaires pour traiter les revendications territoriales ne sont pas mis en place, ainsi que de nouvelles voies de navigation, et qu’une confiance minimale dans ces deux éléments n’est pas établie » indique Paul Wille, rapporteur pour l’Assemblée européenne de sécurité et de défense. (Rapport « La dimension septentrionale de la sécurité européenne ». 5 novembre 2008).
Le Canada et la Russie, revendiquent leur souveraineté sur ces eaux considérées comme nationales, et la communauté internationale, quant à elle veut en faire un axe de navigation libre d’accès.
Cependant, les Russes ont pris une longueur d’avance en affichant au grand jour la volonté d’établir leur souveraineté sur une large partie de l’Océan glacial. La stratégie de la Russie est de prolonger son territoire maritime de 200 milles nautiques jusqu’au pôle Nord afin de revendiquer les ressources minérales et énergétiques pressenties dans le sous-sol glacé de l’Arctique. Le Kremlin a déposé, devant l’ONU, en 2001, une demande en ce sens.
Le 6 mai 2007, Moscou a décidé unilatéralement d’aller plus loin. Deux sous-marins ont ainsi déposé un drapeau russe en titane inoxydable, par 4 200 mètres de fond, sur la plaque sibérienne, jetant un grand coup de froid dans les relations avec les pays voisins de l’Arctique. Cet « exploit » comparé dans les médias russes à l’envoi du premier homme dans l’espace, est le plus spectaculaire épisode d’une série de différends locaux opposant les pays de la zone littorale.
Chacun jouant sa carte et revendiquant des droits. Si la banquise au pôle Nord joue un rôle de réflecteur du soleil, elle est aussi révélateur d’un état du monde qui éclaire le niveau de tensions des relations entre pays. Et des ombres qui planent au dessus de nos têtes. Ce qui se déroule sur le toit du monde détermine largement la solidité de notre maison commune : la Terre.
Richard Labévière et François Thual (op.cit) racontent comment, avec le coup de force des Russes, une nouvelle bataille de la mondialisation pourrait commencer, dans le silence des glaciers, avec comme objectifs le contrôle du fond océanique et l’ouverture de cette région aux compagnies pétrolières.
« A Washington, Moscou, Ottawa, Oslo et Copenhague, l’Arctique est, désormais, une préoccupation stratégique majeure » soutiennent les deux auteurs qui expliquent que tous les scénarios sont ouverts dans cette bataille du Grand nord.
La bataille est, à leurs yeux, d’autant plus inédite que le découpage des frontières entre Etats-Unis, Canada, Russie, Danemark et Norvège est loin d’être abouti, tandis que les Japonais, les Chinois et les Européens se tiennent aux aguets.
Le traité d’Igaliku, signé en 2004, entre le Groenland, le Danemark et les Etats-Unis prévoit le maintien et la modernisation de la base-radar américaine de Thulé, relais pour le bouclier antimissile.
D’une grande importance géostratégique, cette base qui marque la présence pérenne des Etats-Unis dans la région avait été construite en pleine guerre froide. Elle représente un maillon important de la chaîne de radars du système de surveillance de l’espace aérien nord-américain. Les glaces n’empêchent pas non plus les sous-marins, en particulier russes et américains, de passer discrètement dans l’archipel canadien.
Le Canada n’a aucun moyen de les surveiller en permanence. L’itinéraire transarctique pourrait être particulièrement adapté pour le transport de cargaisons sensibles, telles que les déchets nucléaires expédiés depuis le Japon pour être retraités en Europe, afin d’éviter qu’elles ne tombent dans les mains de terroristes. L’arctique contient aussi un secret qui en dit long sur la signification stratégique que cette partie du monde représente. Une bombe atomique non amorcée, gît au fond de l’océan arctique dans un endroit officiellement non localisé où s’était écrasé, en 1968, un bombardier stratégique B-52. Tout un symbole !
Bref, le pôle nord magnétise les ambitions. Un bras de fer mondial est en train de commencer.
Les organisations de défense de l’environnement s’élèvent contre ces tentatives d’appropriation de l’Arctique et plaident pour la signature d’un traité semblable à celui élaboré pour l’Antarctique qui interdit les activités militaires et minières.
Le 9 septembre 2008 s’est tenue au Groenland une conférence internationale sur les enjeux de l’Arctique. La Commission européenne a annoncé à cette occasion qu’elle allait présenter « un programme d’action pour contribuer à préserver et protéger l’environnement arctique fragile et pour assurer une gestion durable de ses ressources ».
L’explorateur Jean-Louis Etienne va plus loin. Il propose de faire de l’océan Arctique un patrimoine de l’humanité. Une pétition circule pour demander à l’Assemblée générale des Nations unies, le vote d’une résolution qui classerait la banquise de l’océan Arctique, « Zone d’intérêt commun pour l’humanité ». »