Officialisée « année de la biodiversité », l’année 2010 commence par un mauvais coup porté à la protection des espèces. La Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (Cites) a rejeté les propositions d’interdiction du commerce du thon rouge. Or le thon rouge figure parmi les dix espèces les plus menacées (selon le WWF).

« Les espèces les plus couramment pêchées actuellement pourraient n’être plus qu’un souvenir en 2048, si la dégradation des milieux marins et la surpêche se poursuivent au même rythme effréné qu’actuellement ». Malgré le choc qu’il a suscité auprès du grand public, ce sinistre constat, établi en 2006 par une équipe de quinze océanographes et économistes de renom, (Erik Stokstad. « Global Loss of Biodiversity Harming Ocean Bounty ». Revue Science. November 2006), n’a pas étonné grand monde au sein des familiers de l’espace marin. Mais l’écho qui en a été fait a peut-être amorcé le début d’une prise de conscience auprès des grands publics.

Cette étude internationale montre que la perte de biodiversité causée par la surpêche et les pollutions menace non seulement les poissons, mais également la productivité et la stabilité des océans, la pérennité des habitats marins, sans oublier la qualité de l’eau et la protection du littoral. « Nos analyses indiquent que sans changement, la situation actuelle laisse présager de sérieuses menaces sur la sécurité alimentaire mondiale, la qualité des eaux côtières et la stabilité de l’écosystème qui affecteront les générations actuelles et futures », écrivent les chercheurs à l’origine de cette étude.

Il a fallu quatre ans, pas moins de 32 expériences contrôlées, des observations dans 48 aires marines protégées, des milliers de données de la pêche mondiale sur les prises globales de poissons et d’invertébrés de 1950 à 2003 et des archives étalées dans le temps (carottage, sources archéologiques…) couvrant 1000 ans d’histoire, pour arriver à pareil constat. Toutefois, ces chercheurs indiquent qu’il n’y a pas de fatalité. Là où des règles strictes de pêche ont été promues, la biodiversité a pu en effet se réinstaller.

En réalité, cela fait longtemps que l’alerte sur l’état de la biodiversité marine est donné.

Mais dans ce cas précis, ce qui a retenu l’attention des spécialistes, c’est l’ironie du timing. La disparition des espèces marines coïncide avec… la fin du pétrole ! Ce qu’on appelle le « peak oil », c’est-à-dire le moment où la moitié des réserves de pétrole de la planète seront épuisées et à partir duquel la production déclinera, a déjà commencé en 2006 soutiennent les experts d’Energy Watch Group. Et certains spécialistes d’y voir comme un pied de nez de « dame » nature mettant elle-même un frein à la surexploitation des océans par les hommes en invoquant la panne d’essence. Tel est le paradoxe de la situation d’aujourd’hui ; la mise en danger des poissons par la surpêche d’un côté, la mise en danger des pêcheurs par la hausse des coûts du baril à cause de la « pénurie » à venir » et par suite logique, leur propre mort annoncée s’il n’y a plus de poissons à pêcher.

Tous les signaux sont au rouge.

Au rythme où se jettent les filets, la survie de certaines espèces n’est pas assurée pour les prochaines décennies. Une espèce sur trois est menacée de disparition. On songe aux thons rouges, aux morues de Terre-Neuve, aux anchois du Pérou, aux mérous du Sénégal, aux empereurs, aux églefins, aux flétans, aux carrelets, aux lieus, aux merlus…la liste est longue. Autant de stocks de poissons au bord du dépeuplement et parfois déjà éteints dans certaines zones.

De « nourricière », grande pourvoyeuse de protéines, la mer est devenue, du fait de la course au profit, la scène d’un enjeu économique considérable. Certes, la Grande Bleue s’avère une ressource essentielle pour l’humanité et un trésor de molécules aux vertus extraordinaires, mais la source n’est pas intarissable. Dans de nombreuses régions du monde, c’est encore dans les océans que les hommes trouvent l’essentiel des protéines indispensables à leur alimentation de base. Pour eux, la disparition des stocks de poissons serait synonyme de malnutrition.

Le PNUE a calculé que la moitié des stocks de poissons de la planète sont exploités à leur limite.

75% des réserves mondiales ont déjà été exploitées. Les quinze chercheurs cités plus haut, évoquent une proportion de 29 % d’espèces marines en train de s’effondrer. La disparition d’une seule espèce déséquilibre l’ensemble de son écosystème, mettant en péril ses autres occupants qui sont interdépendants.

Autant de stocks de poissons au bord du dépeuplement et parfois déjà éteints dans certaines zones. L’évolution des prises de poissons est marquée par une augmentation continue des captures. De 15 millions de tonnes de poissons par an en 1950, elles ont connu un pic de 85 millions de tonnes en 1989. Chaque année, nous pêchons désormais près de 100 millions de tonnes de poissons. La surexploitation est telle que les flottilles de certains pays à forte tradition marine en sont venus à piller des zones reculées telles que les mers australes.

L’épuisement des mers va de pair avec le gaspillage des ressources.

Un quart des captures mondiales se retrouve transformé en farine de poisson pour engraisser d’autres animaux, dont des poissons d’élevage. Or, près de cinq tonnes de poissons sont nécessaires pour fabriquer une tonne de farine !

Un énorme gâchis qui prive les populations des pays pauvres d’un apport dont la valeur nutritionnelle est admis par tous. Il faut y ajouter encore les « captures annexes », euphémisme désignant ces 30 millions de tonnes de poissons supplémentaires que les chalutiers industriels rejettent par-dessus bord, en pure perte, parce qu’elles ne les intéressent pas. Ceci à quelques encablures des côtes où des populations connaissent la famine.

Le dernier rapport de la Banque Mondiale et de la FAO («Les milliards engloutis – la justification économique pour une réforme des pêches ». Août 2008) a évalué à 50 milliards de dollars les pertes économiques annuelles de la pêche en mer. La surpêche ainsi qu’une mauvaise gestion des pêcheries mondiales représenteraient les principaux facteurs à l’origine de ce manque à gagner. Au-delà du problème économique et écologique, c’est la sécurité alimentaire globale qui est menacée par la surpêche.

Les premiers concernés sont les poissons de grande taille.

Les océans n’abritent plus que 10% des thons, espadons, raies, marlins, morues…présentes dans les années 50. Leur disparition bouleverserait l’écosystème marin à moyen long-terme. Les pêcheurs s’intéressant particulièrement à eux, les espèces auraient tendance, par exemple, à rapetisser. Une étude, réalisée par des chercheurs canadiens de Dalhousie, en Nouvelle-Ecosse (R.A. Myers et B.A. Worms. « Rapid worldwide depletion of predatory fish communities ». Revue Nature. 15 mai 2003), a notamment mis en évidence les dégâts causés par la pêche sur l’espadon, le marlin et le thon. Selon les auteurs, les industriels de la pêche auraient, à ce jour, extrait de l’océan 90% de ses ressources en gros poissons. Si la pression sur ces poissons comme sur les harengs, les cabillauds, les soles et les turbots ne diminue pas, elle pourrait même à moyen terme engendrer la rupture de certaines chaines alimentaires.

Leur surexploitation a été particulièrement vive dans l’Atlantique Nord avec l’essor des technologies marines sophistiquées. La détection des bancs de poissons par des sonars, le repérage par rayonnement infrarouge des fronts marins, et les filets dérivants pouvant dépasser 100 kilomètres de long et 40 mètres de haut, et la congélation à bord ont favorisé la pêche massive. Dans le golfe de Gascogne, la pratique du ratissage du fond de la mer est courante. Chaque mètre carré est « raclé » plusieurs fois par an. Les navires sont aussi de plus en plus gros, vont de plus en plus loin, et pêchent à des profondeurs de plus en plus grandes. Les armadas industrielles qui écument désormais les mers du Sud au service des multinationales de l’alimentation, après avoir épuisé celles du Nord, pêchent plus vite que les poissons ne peuvent se reproduire. Elles ne rentrent quasiment jamais au port.

L’exemple du thon rouge est particulièrement sensible.

Pour ce grand migrateur, très peu connu des scientifiques mais cher au palais des Japonais, la pêche intensive est un véritable cauchemar. Abondant dans les années 60, dans le nord de l’Europe, le thon rouge est extrêmement rare de nos jours. C’est au tour du dernier stock, celui de Méditerranée, d’être la cible de mire des thoniers. La France est avec l’Italie et l’Espagne placée sur le podium des trois nations championnes du monde de la pêche au thon rouge. Mais ces trois pays de la Méditerranée en pêchent deux fois plus en moyenne que ce que leur autorisent les règlements européens. Ils ne sont pas les seuls.

Presque tous les pays dépassent peu ou prou leurs quotas.

C’est d’ailleurs un sport international.

« Tout le monde triche » ne cesse de marteler l’association Greenpeace qui dénonce « un effondrement catastrophique des stocks de 80% au cours des vingt dernières années » et prône depuis plusieurs années l’interdiction. La surpêche a pour conséquence fatale de compromettre la survie de l’espèce. En 2007, on pêchait alors 60 000 tonnes au lieu des 30 000 autorisées, un quota trop élevé par rapport aux recommandations des scientifiques. Rien n’était fait pour contrôler les prises. La pêche illicite pouvait multiplier les ponctions par trois.

La  » Commission internationale pour la conservation des thonidés de l’Atlantique (et de Méditerranée) (ICCAT), qui réunit une cinquantaine de pays pêcheurs, et à qui échoit la responsabilité de cette population a recommandé un taux autorisé de capture (TAC) de 8.000 tonnes pour 2010 pour garder une chance sur deux de reconstituer le stock d’ici 10 ans.

Finalement, la Commission européenne a autorisé 13.500 tonnes ». Bruxelles qui, jusqu’alors, ne disposait d’aucun moyen sérieux de police pour faire appliquer les quotas a renforcé les moyens de surveillance par avions et par bateaux patrouilleurs, reconnaissant une « surpêche considérable notamment en Méditerranée ».

 En février 2010, la commission a proposé aux gouvernements de l’UE de soutenir le classement du thon rouge parmi les espèces menacées d’extinction et donc d’interdire, courant 2011, le commerce international de ce poisson très apprécié des Japonais. Outre les 27 pays européens, un nombre croissant de gouvernements à travers le monde soutient l’idée d’une interdiction complète du commerce du thon.

Craignant la fermeture de la pêche au thon rouge, les Japonais ont constitué des réserves stratégiques massives.

Ce qui a eu pour effet de tirer les prix à la hausse. En deux ans, les étiquettes sur les étals des poissonniers ont augmenté de plus de 50%. A l’instar du caviar, le thon pourrait devenir un produit de luxe d’ici une dizaine d’années. A plus de 200 euros le kilo !

Aujourd’hui, avec ce vote refusant de protéger le thon rouge menacé, les amateurs de sushis se sentent rassurés.

Pas les défenseurs de l’environnement. Greenpeace a été le premier à condamner l’échec des gouvernements membres de la Cites, qui viennent de rejeter l’interdiction du commerce international du thon rouge.

« La Cites signe l’arrêt de mort du thon rouge», alors que la conférence était «une chance historique de sauver l’espèce» dont il resterait aujourd’hui moins de 15% de la population pré-industrielle ». « C’est une funeste journée pour la biodiversité marine», ont déclaré Isabelle Autissier et Serge Orru, respectivement présidente et directeur général du WWF-France dans un communiqué. «En pleine année internationale de la biodiversité, qu’une espèce aussi emblématique que le thon rouge soit sacrifiée au profit d’intérêts économiques de court terme est une véritable honte », poursuivent-ils.

Après Copenhague, ce nouvel échec montre la fracture qui est en train de s’opérer entre les opinions publiques, qui sont de plus en plus sensibles aux enjeux environnementaux, et des lobbies.

Certains scientifiques se veulent pourtant rassurants . Directeur à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), Alain Fonteneau ne s’inquiète pas outre mesure du vote de Doha. «Même si les quotas de 13 500 tonnes sont dépassés de 20 %, les ressources ne seront pas mises en danger, explique-t-il, à condition de maintenir l’effort de surveillance des pêches. La situation n’est plus aussi catastrophique qu’il y a trois ans.»

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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