Interview. Jean-Louis Jourdan, directeur du développement durable SNCF : «La mobilité sera territoriale et non modale»
Exigences environnementales, mutations sociétales, green business : en engageant une réflexion sur une mobilité plus propre et plus responsable, la SNCF s’approprie des enjeux systémiques qui dépassent de loin le strict cadre de l’entreprise. Entretien avec Jean-Louis Jourdan, directeur du développement durable.
Que recouvre le développement durable à la SNCF ?
Nous essayons d’avancer sur trois pieds : l’environnemental, le sociétal et ce que je regrouperais sous le terme de green business. Pour autant, sans la préoccupation environnementale, la légitimité à s’occuper des autres sujets pourrait être remise en cause et nous serions accusés, à juste titre, de faire – comme tant d’autres – du green washing.
La SNCF dispose d’un important outil industriel : 50 établissements industriels dédiés à la maintenance du matériel roulant et 8 autres dédiés à la maintenance de l’infrastructure (rails, aiguillages signalisation…). Nous avons de ce fait une empreinte environnementale, nous consommons des ressources, nous disposons d’installations classées… La politique développement durable de la SNCF a été amorcée il y a une dizaine d’années sur le champ environnemental.
Dans un premier temps, il s’est agi de mettre en œuvre une politique de réparation pour les pollutions passées. Puis, nous sommes passés à une démarche de prévention des risques. Actuellement, nous regardons plutôt les sujets qui relèvent de la précaution, c’est-à-dire du management des risques potentiels futurs. L’ensemble de ce processus répondant d’une part aux obligations légales et réglementaires, d’autre part aux préoccupations de la population française. Il s’outille et se professionnalise progressivement à travers des réseaux d’experts et des réseaux opérationnels en interface avec les services déconcentrés de l’Etat, comme les Directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL).
Et le champ sociétal ?
La SNCF transporte chaque jour trois millions de voyageurs. Elle est un acteur à part entière de la politique de la ville et de manière plus générale de la société. Nous essayons de faire en sorte que notre exploitation prévienne les risques sociaux et sociétaux. C’est le deuxième grand volet de la politique de développement durable. Le sujet est pour nous presque aussi ancien que l’environnemental. Je citerais quelques chantiers très concrets, comme la gestion de la pauvreté dans les gares, où nous travaillons avec le milieu associatif et caritatif, comme nos 130 chantiers d’insertion qui emploient sur l’ensemble du réseau 1 300 personnes en grande difficulté économique, comme les 49 Points d’information et de médiation multiservices (PIMS) créés dans les gares ou les quartiers difficiles à des fins de resocialisation. Voilà pour l’opérationnel.
Mais nous agissons également sur la prévention, par exemple au travers d’interventions dans le milieu scolaire. Chaque année, 450 volontaires visitent les collèges et les lycées pour faire de la prévention sur les risques ferroviaires et du prosélytisme sur l’écomobilité. Nous touchons ainsi 240 000 jeunes par an.
La norme ISO 26 000 relative à la responsabilité sociétale des organisations (RSO) place les entreprises dans une logique d’interaction avec l’ensemble de la société. Comment vous saisissez-vous de cette norme à caractère socio-politique et économique ?
La transposition de la norme ISO 26 000 donne au volet sociétal une nouvelle dimension, puisque, au-delà de l’action territoriale, elle met clairement l’entreprise devant une responsabilité sociétale multiple, engageant l’éthique, les relations consommateurs, les conditions de travail… Il faut donc agréger des actions diverses et ponctuelles au sein d’une vision plus globale. Cela interroge par exemple la régulation managériale interne : quels leviers de mobilisation du personnel faut-il actionner, comment créer du collectif dans l’entreprise, comment donner du sens au travail, comment garantir l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée… Sur tous ces sujets, nous travaillons avec les ressources humaines.
Quid du capital immatériel de l’entreprise ?
C’est une question fondamentale, qui fait aujourd’hui partie des débats au sein d’organismes comme le MEDEF ou l’OCDE. Comment valoriser le capital immatériel de l’entreprise ? Toute cette action territoriale de la SNCF, elle n’est pas dans l’actif du bilan, nous n’avons pas une vision comptable de nos actions, ni de ce que nous pouvons en tirer. Il y a tout un chantier de réflexion qui s’ouvre ici autour de la valorisation financière et extrafinancière de tous les actifs immatériels : les actions que l’on mène, la connaissance accumulée, la notoriété, l’acquisition de compétences, les processus, les brevets, la façon d’utiliser des logiciels complexes, l’image… Tout cela me semble procéder pleinement de ce que sera le développement durable pour les entreprises de demain.
Le développement durable, c’est aussi l’économie verte… Comment abordez-vous cette question ?
Le green business constitue en effet le troisième volet de la politique de développement durable. C’est pour nous un sujet plus récent, qui date de deux ou trois ans. Nous l’avons abordé sous deux angles. Le premier, le plus urgent pour nous, est celui de l’énergie : décarbonation, efficacité de l’utilisation de l’énergie. La SNCF achète pour 700 millions d’euros d’électricité par an. Dès lors, elle a tout intérêt à savoir d’où vient l’énergie, comment elle peut en consommer moins et comment elle peut faire en sorte que cette énergie soit le plus décarbonée possible.
Nous avons mis en place une ingénierie carbone autonome. Nous savons faire aujourd’hui de manière industrielle et rapide des bilans de sites, des bilans de lignes, des bilans de réseaux, des simulations territoriales… Les articles 75, 225, 228 de la loi Grenelle 2 ne nous font donc pas trop peur car nous nous sommes outillés pour y répondre. Le premier bilan carbone de l’entreprise a été réalisé il y a deux ans. Nous avons mis 9 mois pour le faire. Le deuxième, que nous venons de produire, a été réalisé en deux mois.
Quant au deuxième angle du green business, il concerne le climat. Nous sommes ici sur un chantier encore plus neuf, puisqu’il a démarré le 5 octobre 2011.
Sous quelle forme ?
On est clairement dans une démarche prospective. Un train, cela vit trente ans, une gare, soixante, une ligne, un siècle. La façon dont le climat va changer en 2040 nous intéresse nécessairement. La SNCF a lancé un plan d’adaptation au changement climatique, en collaboration avec Météo France et l’Ademe. L’idée est d’analyser la résilience du système ferroviaire aux aléas climatiques du futur, mais aussi les changements de comportement de mobilité des Français d’ici 20 ans. L’attractivité de certaines régions va-t-elle diminuer au profit d’autres ? Faut-il en déduire des changements d’orientation en termes de flux de personne ?
Un exemple : s’il n’y a plus de neige en dessous de 1 500 mètres, soit les stations de moyenne montagne devront se reconvertir, soit il nous faudra envoyer nos trains ailleurs. Autre exemple : quelle sera notre capacité à transporter des voyageurs quand il y aura des canicules de plus de quatre semaines d’affilée ?
Cette analyse de scénarios trouve-t-elle des traductions immédiates ?
Nous savons par exemple aujourd’hui qu’il faut planter des essences du climat aquitain sur les talus des voies ferrées d’Ile-de-France, parce que dans vingt ans le climat aquitain va remonter en région parisienne.
Plus fondamentalement, en quoi le green business oriente-t-il aujourd’hui les réflexions stratégiques au sein de l’entreprise ?
Le green business nous oblige à nous préoccuper de deux champs éminemment stratégiques. Le premier concerne ce que nous appelons les derniers kilomètres. Dans une mobilité de bout en bout – et non de gare en gare –, comment articuler le parcours principal en train et les modes futurs de transport (autoportage, covoiturage, location de vélos, véhicules électriques, taxis propres, transport à la demande, transport partagé privé public…) ?
Le deuxième champ concerne les services de proximité. Quels services procédant du développement durable pouvons-nous apporter, dans les gares, à bord des trains, mais aussi à domicile ? Il y a tris ans, nous avons lancé les “paniers fraîcheur Ile-de-France” en partenariat avec les AMAP. Il s’agit de permettre aux maraîchers locaux respectant certains critères de production de vendre directement leurs produits à la sortie des gares. Le succès a été immédiat. Nous sommes même obligés de passer des accords avec des maraîchers bio un peu plus éloignés pour répondre à la demande. Les services de proximité incluent également les conciergeries électroniques, les crèches, les médecins, les coiffeurs minute en gares. Bref, tout ce qui facilite la vie quotidienne des gens.
Et à quels types de services pensez-vous pour demain ?
Il faut les inventer. Le TGV low cost, les réseaux sociaux territoriaux, la co-production de services entre voyageurs et SNCF, dispositifs conjuguant services de proximité et création de lien social. Avec l’aide du cabinet suisse qui a conçu la Wii de Nintendo, nous avons fait émerger des idées en rupture qui ont ensuite été réinstruites par le marketing traditionnel au sein des branches Proximité (transport local et régional), Voyages (TGV) et Gares et Connexions. Des déclinaisons opérationnelles devraient être annoncées dans les semaines qui viennent.
Quelle est la place des nouvelles technologies dans la construction et le management des processus de développement durable ?
Les contraintes environnementales et sociétales nous poussent à innover et les nouvelles technologies nous y aident considérablement. Sur tous les sujets, petit à petit, nous développons des outils, de plus en plus sophistiqués, pour beaucoup basés sur les technologies de l’information. Prenons la préservation de la biodiversité, sujet que l’on partage avec Réseau Ferré de France (RFF), propriétaire du réseau. Sur l’ensemble du réseau, l’utilisation des désherbants sur les voies ferrées a été diminuée de 40%. Ce, grâce à des désherbeuses intelligentes surveillées par satellite, qui en temps réel, en roulant à 60 km/h, auscultent les herbes et déposent des gouttes de désherbants uniquement où il faut. Bref, on n’épand plus n’importe où, on cible. Mieux : le désherbage s’arrête automatiquement dès qu’on approche d’une nappe phréatique avec des poins de captage d’eau potable.
Côté management de l’environnement, une base de données en temps réel recense toutes les obligations réglementaires et légales et permet aux utilisateurs internes de connaître l’état de leurs installations et leurs obligations. Une autre base d’autoévaluation de la performance environnementale des établissements de production permet de visualiser les enjeux prioritaires, les objectifs que l’on peut se fixer, les résultats et les pistes de progression dans les 12 mois.
La technologie nous permet de progresser vite. En développant des outils de veille autour des questions de mobilité, d’écomobilité et d’écoconception, nous avons divisé par dix le temps de réaction des différents départements par rapport aux sujets liés au développement durable.
En outre, le marketing de la mobilité va nécessiter des systèmes technologiques de plus en plus sophistiqués
C’est-à-dire ?
La mobilité de demain est territoriale et non modale. Elle va donner lieu à des systèmes d’hyper simplification de l’offre, mais d’hyper sophistication du back office. Demain, exactement comme dans le monde des télécom, les clients achèteront des forfaits de mobilité territoriale. Pour 29 euros, 39 ou 49 euros par mois, chacun achètera la possibilité de se déplacer, point barre. L’offre sera simple. En revanche, pour assurer l’articulation des différents modes de transports, pour gérer la complexité des rapports entre les entreprises et les autorités organisatrices, les systèmes de compensation des interacteurs mobiliseront des technologies de l’information de plus en plus élaborées.
N’y a-t-il pas là le danger d’une fuite en avant technologique ?
Il faut conserver le souci de l’histoire et des valeurs de l’entreprise. Les notions de service public, d’accessibilité de tous à ces services, sont à mon sens de moins en moins ringardes dans le débat économique actuel. Notre rôle, c’est aussi de lutter contre la fracture de la mobilité. Nous commençons à travailler dans ce sens avec des ONG, comme la Fondation Nicolas Hulot. Quand le prix de l’énergie va exploser – ce que personne ne veut trop voir pour l’instant –, quelles réponses pourront-nous apporter aux collectivités en termes de capacité ?
Comment le développement durable interfère sur la politique d’achat du groupe ?
La SNCF achète pour 6 milliards d’euros par an. Nous agissons auprès de nos fournisseurs pour qu’ils mettent eux aussi en place une politique RSE efficace et les habilitons en fonction de la qualité de leur production. Nous achetons beaucoup dans la sphère de l’économie solidaire. Chaque année, nous achetons 60 millions d’euros par an auprès d’ateliers protégés, notamment pour le recyclage de déchets électroniques.
Côté macro-fournisseurs, de type Alstom ou Bombardier, la SNCF les encourage, hors périodes de passation des appels d’offres, à réorienter leur recherche. Un TGV consomme environ 20 kilowattheure par km à 270 km/h. On peut dire aux constructeurs : dans les appels d’offres futurs, il faudra diminuer de 20% cette consommation, c’est-à-dire augmenter d’au moins 20% l’efficacité énergétique. Soit, à consommation constante, en passant à 320 km/h, soit, à vitesse constante, en descendant la consommation à 15 kwh. Le tout en travaillant sur de nouveaux matériaux, sur l’allègement des matériels, la refonte de la chaîne de traction, le changement de la ventilation, la régulation de la ventilation des rames à travers la respiration des gens.
Quelles actions en matière d’économie circulaire ?
En mettant en place un système pointu d’analyse des cycles de vie, la SNCF pourra faire un grand pas dans ce domaine. C’est un chantier encore balbutiant. Intégrer dans la politique d’achat les fins de vie des matériels, leur démantèlement, leur recyclage est quelque chose de très complexe. Pour l’heure, Nous sommes en train de mutualiser avec l’armée un site industriel de démantèlement des matériels ferroviaires en fin de vie, qui représentent quand même 20 000 tonnes par an.
Autre chantier, celui-ci en association avec RFF : le traitement des 40 000 tonnes de traverses en bois remplacées chaque année, et qui sont imprégnées de créosote, une huile décrétée dangereuse. L’objectif serait de faire de la cogénération : 50% de chaleur exportée dans les réseaux à destination des industriels, le reste en électricité que l’on réinjecterait sur le réseau. Les tenues des agents peuvent aussi être revalorisées. Une réflexion dans ce sens est en cours avec Renault : il s’agirait de tirer du matériel composite exploitable dans l’isolation des automobiles.
Sur ce sujet de l’économie circulaire, le président de la SNCF nous a demandé un rapport de clarification industrielle pour décembre 2011. Nous devrons dire alors ce que l’on fait de chaque matériel, ballast, traverses, vêtements, papier, déchets électroniques…
Comment s’organise la fonction développement durable au sein de la SNCF ?
La direction développement durable est une direction corporate. Elle emploie 15 personnes et recouvre trois pôles : l’environnement, le sociétal, et le green business, à savoir tout ce qui relève de la gouvernance, de l’écomobilité, de la veille, du climat, du carbone. La direction développement durable a des relais dans chacune des cinq branches de la SNCF : Proximité (transport régional et local), Voyages (le TGV), SNCF Geodis (transport de marchandises ferroviaire et routier), Gare et connexions, SNCF Infra (gestionnaire d’infrastructure délégué). Nous avons également des relais dans les filiales importantes (Geodis, Keolis, Voyages-sncf.com, Thalys). Voilà pour l’architecture.
Et comment cela fonctionne ?
Toutes les sept à huit semaines, mes trois adjoints responsables de pôle et les responsables développement durable au sein des branches se réunissent. Au menu, trois objectifs : partage de politique (chacun exprime où il en est avec les spécificités de sa branche), benchmarking (invitation de témoins extérieurs : Air France, DGAC, Macif, Crédit Agricole), partage des outils. A ce premier niveau de réseau vient s’ajouter un deuxième niveau, plus thématique, fédérant 20 correspondants territoriaux du pôle environnement, plus quelques experts. Ils se réunissent une fois par mois, avec les mêmes objectifs. Enfin troisième niveau de réseau, lui aussi thématique, autour du sociétal. Il est animé par des “managers de l’engagement sociétal”, chargés de piloter les actions concrètes sur le terrain, sur les lignes, dans les gares, les quartiers sensibles… Ils se réunissent une fois par mois.
Comment travaillez-vous avec les instances exécutives de l’entreprise ?
Nous recevons des mandats du comité exécutif ou du président. Le 4 juillet 2011, le président nous a par exemple mandatés pour lui remettre fin octobre un benchmark sur les nouvelles mobilités opérées par les huit principales entreprises nationales de transport ferroviaire en Europe. Ce, en vue de définir la stratégie d’industrialisation des derniers kilomètres de la SNCF.
La direction des ressources humaines peut aussi nous mandater sur des questions qui peuvent être orientées par le développement durable : comment doit-on s’approprier la responsabilité sociétale de l’entreprise au niveau des ressources humaines ? Doit-on l’adapter à notre propre contexte ? Quelle politique RH infléchir pour pouvoir être labellisé à telle échéance… On nous interroge également sur l’impact de la RSE sur le management de la génération Y, sur laquelle les outils historiques de gestion des ressources humaines, comme les entretiens individuels, n’ont que peu d’effet. Bref, nous sommes là pour impulser les politiques développement durable, mais nous intervenons également comme des consultants internes.
Dans une telle organisation, qu’est-ce qui fait la légitimité d’un directeur du développement durable ?
Je suis administrateur et trésorier du club des directeurs développement durable. Je vois bien que les entreprises développent des approches différentes. Au-delà de ces différences, je pense que l’on peut identifier deux grandes écoles. La première est historiquement liée à l’audit et à la gouvernance des entreprises, avec une fonction développement durable plutôt tournée vers le pouvoir, le comité exécutif, les instances dirigeantes. La seconde revendique un ancrage dans les systèmes de production de l’entreprise : le développement durable doit trouver un écho auprès de chacun, quel que soit son métier. Il est alors souvent confié à des gens qui connaissaient bien le cœur de l’entreprise. Je suis dans ce cas de figure. Je suis ancien directeur de région, cela fait trente ans que je connais l’entreprise à tous ses étages, sur le terrain, au siège. Je connais le président depuis 15 ans, et à peu près tous les cadres dirigeants. Ça aide…
Vous défendez donc une dimension transversale du développement durable…
Toutes les entreprises ont eu tendance à se verticaliser fortement sous forme de business units, à développer des logiques de modèles économiques spécifiques. Beaucoup ont perdu le sens de la coopération et le sens de la transversalité. Or, celle-ci est essentielle : elle est ce qui fait qu’une entreprise est une entreprise et non une agrégation de PME qui s’ignorent. Je pense sincèrement que le discours systémique du développement durable redonne du sens, ravive l’appartenance à un groupe et à ses valeurs communes.
Dans les années 90, c’était la RH qui donnait du sens. Puis, ça a été le contrôle de gestion. Aujourd’hui, de manière un peu fébrile, on recherche un nouveau partage de sens et le discours sur le développement durable y contribue largement. À la SNCF, nous avons récemment fait un sondage interne : 71% du personnel se déclare prêt à s’engager sur des actions liées au développement durable. Et les générations entrantes sont encore plus volontaires.
Dans cette logique de transversalité, peut-on considérer que le développement durable est à même de cristalliser les leviers majeurs de mutation de l’entreprise ?
Je le pense. Maintenant, il y a toujours une confrontation entre les enjeux de court terme et les enjeux de moyen et long terme. Quand je parle d’analyse du cycle de vie, d’adaptation au changement climatique, d’évolution des comportements de mobilité des Français, de seniorisation de la société, j’interpelle les paradigmes de l’entreprise sur des champs temporels qui ne sont pas habituels. Du coup, il faut composer avec d’un côté les actionnaires et les outils de pilotage économique qui contraignent sur le court terme et de l’autre côté les exigences du développement durable qui poussent à aller plus loin. Il y a des arbitrages à faire, y compris au plus haut niveau.
Quels sont effets de la crise sur ces arbitrages ?
Tout dépend de quelle crise on parle. Si vous avez une crise économique marquée par un ralentissement de l’activité, il n’y a pas photo, vous le voyez tout de suite sur les flux de marchandises. Mais lorsque la crise procède d’une forte inflation du prix de l’essence, l’effet est inverse : les gens s’orientent vers le transport collectif. Certes, nous savons qu’il existe des effets de seuil. Si les augmentations se limitent à des petites poussées ponctuelles de 1% ou 2%, elles n’auront pas d’effet. Il y a deux facteurs qui poussent les gens à laisser leur voiture au garage : la congestion urbaine et l’augmentation significative du prix de l’énergie.
Par ailleurs, la majorité des activités de la SNCF relève du contrat et s’inscrit donc dans la durée, ce qui produit un effet de socle et garantit une certaine stabilité face aux pressions conjoncturelles.
Pouvez-vous mesurer ce que rapportent vos actions sociétales ?
La direction financière nous l’a demandé. Une étude de fond menée avec le cabinet Goodwill, l’un des créateurs de l’Observatoire de l’immatériel, évalue à 2 millions d’euros net le gain pour l’entreprise et à 6 millions le gain pour la collectivité. C’est de cette étude qu’est née l’idée de lancer un bilan étendu intégrant la valeur matérielle et immatérielle de notre capital. Le milieu financier étant le moins poreux aux arguments du développement durable, il faut lui apporter des preuves au travers d’outils rationnels.
Au-delà de son effet levier sur les mutations de l’entreprise, pensez-vous que le développement durable puisse renforcer la contribution de l’entreprise aux mutations sociétales ?
Le développement durable induit une vision systémique et implique des politiques transverses. En outre, il cristallise les points d’interaction entre l’entreprise et la société. En ce qui nous concerne, il nous oblige à aborder des problématiques majeures, qui interrogent fondamentalement le champ sociétal, notamment en matière de mobilité. Qu’est-ce que la mobilité dans une société future décarbonée, quelles sont les évolution sociologiques les plus significatives en termes de mobilité, que cherchent les gens quand ils se déplacent d’un point à un autre ?
Attention, il ne s’agit pas de revendiquer une mobilité à tous crins. À certains égards, nous sommes même franchement demandeurs de démobilité. Le fantasme de la mégalopole du futur est à mes yeux un contresens. Cela aussi, c’est le développement durable qui nous le montre. Le paramètre énergétique milite pour le concentrisme, pour un niveau de maillage raisonnable permettant de réirriguer les territoires en déshérence.
Sur ces sujets de prospective, partagez-vous votre réflexion avec d’autres acteurs ?
Nous travaillons notamment avec le monde universitaire. De manière générale, la sphère universitaire s’intéresse de plus en plus franchement à ces sujets. Des initiatives comme Campus Vert sont significatives. Le fait que les fondamentaux du développement durable figurent au programme des cursus universitaires est fondamental.
La SNCF a passé des accords avec Sciences-po, lancé avec la chaire internationale Econoving de l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines un programme de recherche sur la performance énergétique et environnementale des gares. Nous avons également lancé des initiatives pour encourager la réflexion et l’action collectives : le Forum des vies mobiles, institut prospectif et lieu d’expression décalée sur la façon dont nous vivrons demain, ou encore le fonds d’investissement “Ecomobilité partenaires”, qui est en train de s’élargir à Total, Peugeot et Orange, et permet de prendre des participations dans des sociétés innovantes.
Dans la réflexion collective sur le développement durable, le monde de l’entreprise a-t-il un train d’avance sur celui de la politique ?
L’entreprise a une posture plus raisonnée, plus stable. La dimension prospective oblige à cultiver une certaine constance stratégique. Le problème des politiques, c’est la volatilité de leurs avis et de décisions prises sous la pression de lobbies privilégiant des intérêts de court terme.
Mais ces sujets sont graves. Le sujet climatique est un sujet gravissime. Attention aux réveils difficiles. On peut injurier l’avenir à force de décisions de court terme. L’exemple de la taxe carbone est éloquent. À mon sens, cette taxe est inéluctable. Certes, elle est difficile à expliquer à une population inquiète pour son pouvoir d’achat. Elle a d’ailleurs été expliquée de manière un peu lamentable, et on a vu le résultat. Mais c’est suicidaire socialement d’y renoncer. Le sujet reviendra sur la table, par l’union européenne, ou d’une autre manière.
Nous approchons de l’élection présidentielle. Y a-t-il une mesure que le législateur pourrait prendre et qui faciliterait la contribution des entreprises à la promotion du développement durable ?
Sans hésitation : il suffirait d’appliquer l’article 225 de la loi Grenelle 2, enjoignant les entreprises à établir un reporting financier et extrafinancier. Il est temps que les actionnaires demandent des comptes à la gouvernance des entreprises sur la façon dont elle prend en compte la dimension extrafinancière. Tout cela progresse, bien sûr. Mais les changements culturels sont toujours très longs. Espérons tout de même que les choses ne viendront pas trop tard.