Gilles Vermot-Desroches

D’ici 20 ans, la demande en électricité va doubler et les émissions de gaz à effet de serre devront être réduites au moins de moitié. Comment Schneider Electric, acteur mondial de l’énergie, se positionne face à ces enjeux ?Explications de Gilles Vermot-Desroches, directeur du développement durable.

Gilles Vermot-Desroches Comment s’est structurée la politique de développement durable de Schneider Electric ?

L’entreprise a structuré sa démarche en 2002 – autrement dit assez tôt pour une entreprise business to business –, en entrant dans le développement durable par la porte de l’opportunité et non par celle du risque. Dès le début, il s’est agi de réfléchir et d’agir sur deux fronts : le back office et le front office. La question du back office se pose ainsi : comment développer une responsabilité partagée dans le monde entier pour garantir une certaine équité sociale et un certain progrès pour l’ensemble de nos parties prenantes ? C’est une question fortement engageante dans la mesure où Schneider Electric, en 2012, dispose de plus de 250 usines dans plus de 100 pays, avec une activité qui s’équilibre assez équitablement entre l’Europe, le continent américain et le reste du monde. Si l’entreprise est d’origine française, la France représente moins de 10% de son chiffre d’affaires. La question du développement durable pour l’entreprise est donc bien celle d’un transfert de responsabilité sociale, environnementale et de gouvernance à l’échelle mondiale.

Et la question du front office ?

Elle est double. Premièrement : comment l’entreprise fait-elle évoluer son modèle et son business pour être en ligne avec les quatre grands enjeux du développement durable : le réchauffement climatique, la biodiversité, l’exclusion du progrès du tiers de la population mondiale, le transfert international de standards sociaux et environnementaux ? Deuxièmement : comment être en capacité d’apporter à ses clients et aux citoyens des solutions qui permettent de réduire l’empreinte de la société sur la planète ?

Comment cela se traduit-il dans l’entreprise ?

Schneider Electric fonctionne sur la base d’un programme d’entreprise, renouvelé tous les trois ans. Dans ce programme, la politique développement durable se structure autour de grandes priorités – choix stratégiques, indicateurs clés et communication – et sur la base d’un outil maison, le “Baromètre Planète et Société”. Celui-ci fonctionne assez simplement, un peu comme un bulletin de notes. Arbitrairement, il a été décidé d’attribuer une note de 3 sur 10 à l’endroit d’où l’on part et de 8 sur 10 à l’objectif que l’on s’est fixé. Durant 12 trimestres, nous additionnons nos performances sur 13 indicateurs sociaux, environnementaux et de gouvernance et faisons une moyenne. Nous entrons dans notre quatrième baromètre, qui porte sur la période 2012-2014.

Un baromètre est aussi un outil de communication

C’est un référent universel pour l’ensemble de nos collaborateurs et managers, qui, ainsi, peuvent effectivement voir et montrer que nous travaillons sur des choses concrètes. Je précise que nous faisons auditer le baromètre chaque année par nos commissaires aux comptes. Nous nous sommes aperçu qu’il était également plus pertinent de communiquer vers les parties prenantes à partir d’un même outil.
Mais ce baromètre sert aussi de base à la mesure de l’ensemble des parts variables de rémunération liées aux engagements développement durable. Environ 6% du variable des membres du comité exécutif de l’entreprise dépend des indicateurs DD. Pour la responsable de toute la logistique industrielle par exemple, le bonus sera en partie adossé à deux objectifs : la réduction des accidents du travail et la réduction des émissions carbone. Ces deux indicateurs, elle les a transférés aux 250 patrons d’usine et aux patrons de la logistique, eux aussi intéressés sur les performances enregistrées.

Quels sont selon vous les principaux ressorts opérationnels dune politique de développement durable ?

Le développement durable, au fond, repose sur deux choses : la conviction croissante des utilisateurs et les outils pour répondre à cette conviction croissante. La demande soutient l’offre et inversement. C’est une classique dynamique vertueuse.
Entre le XIXème siècle et la fin du XXème, Schneider Electric est passé de l’acier à l’électricité. Nous sommes aujourd’hui en train de vivre une période de transition, passionnante, entre une économie du XXème siècle gavée de consommation énergétique et de matières premières et une économie du XXIème siècle fondée sur la fonctionnalité, où ce ne sont plus les biens qui s’achètent mais leur usage. Depuis le début des années 2000, Schneider Electric se positionne comme le leader mondial de la gestion de l’énergie. En 2020, la France devrait avoir réduit de 20% ses émissions de carbone. Pour y parvenir, il faut créer et déployer des solutions innovantes. À tous nos clients, qu’ils soient gestionnaires de grands bâtiments, industriels, gestionnaires de parcs sociaux ou acteurs du résidentiel, nous sommes en mesure de proposer des solutions qui leur permettront de réduire d’environ 30% leur consommation énergétique.

30%, c’est un plafond ?

Toutes les entreprises ne le visent pas. Mais il y a des baisses significatives. Nous avons par exemple passé un accord avec Supelec, qui a réduit sa consommation de 20%. Et un autre avec une enseigne de la grande distribution qui a diminué la sienne de 15% sur tous ses sites. Ce n’est pas rien. C’est comme si sur un ensemble de 6 hypermarchés, il y en avait un qui ne consomme plus d’énergie. Or, un hyper consomme en moyenne l’équivalent de 400 maisons.

Sur quels indicateurs précis avez-vous construit votre baromètre ?

Il compte des indicateurs environnementaux, sociaux et de gouvernance. Parlons d’abord des indicateurs environnementaux. Il y en a trois. Le premier concerne la réduction de nos propres émissions carbone. Sur la période précédente, celles-ci ont été réduites de 130 000 tonnes, un résultat meilleur que les objectifs initialement fixés, qui étaient de 30 000 tonnes par an.

Comment ?

En faisant de l’efficacité énergétique sur l’ensemble de nos sites, en faisant évoluer notre logistique, jusqu’alors très consommatrice de transports aériens, vers davantage de transport maritime. Nous avons aussi également réduit, voir quasiment stoppé les émissions industrielles de SF6, un gaz utilisé pour la fabrication des isolants électriques en moyenne tension et fortement émetteur de carbone.

Quelle est votre stratégie en matière de lutte contre le réchauffement ?_ C’est notre deuxième indicateur environnemental. Nous avons créé un label, le “Green Premium”, dont la vocation est de simplifier la relation entre Schneider Electric et ses clients sur les questions environnementales. La labélisation Green Premium d’un produit garantit le respect de la directive ROHS et de la directive Reach, la fabrication dans une usine ISO 14001, l’éco-conception et l’accès pour le client au profil environnemental du produit. En l’espace de trois ans, nous avons labélisé plus de 50% de notre production. Cette politique a bien sûr des effets bénéfiques sur la biodiversité : ces produits ne contenant pas de substance dangereuse, s’ils devaient malheureusement finir leur vie en décharge, ce serait sans danger pour la population et l’environnement.
Enfin le troisième indicateur environnemental porte sur la certification ISO 14 001 de nos usines, de nos centres logistiques et de nos grands bâtiments tertiaires.

Quid des enjeux de gouvernance ?

Nous avons ici arrêté quatre indicateurs. Premièrement, faire en sorte que la part des produits contribuant à l’efficacité énergétique dans le chiffre d’affaires ait une croissance supérieure de 7 points à celle enregistrée pour les autres produits. Deuxièmement, mettre en place des filières de recyclages des anciens produits contenant du SF6. Troisièmement, encourager nos fournisseurs à s’engager avec nous dans le développement durable, au travers de la signature du Pacte mondial des Nations Unies. C’est probablement l’un des défis majeurs de ce programme. Schneider Electric redistribue à ses fournisseurs plus de 50% de son chiffre d’affaires, c’est dire l’importance de l’enjeu. En 2002, seuls 3% de nos fournisseurs avaient signé le pacte, la proportion est aujourd’hui de plus de 50%. Quatrièmement, nous nous obligeons à figurer dans les principaux indices boursiers des entreprises reconnues pour leur politique développement durable. C’est aussi une manière de faire entrer l’avis des parties prenantes dans le baromètre.

Le pacte que vous proposez à vos fournisseurs constitue-t-il un critère éliminatoire ?

Nous n’en sommes pas là, notamment avec nos fournisseurs historiques. Mais les grilles de sélection des nouveaux fournisseurs comprennent des critères assez contraignants qui peuvent peser fortement dans nos choix.

Parlons maintenant des critères sociaux…

Nous en avons défini trois. Le premier porte sur la réduction des accidents du travail, le deuxième sur la croissance de l’indicateur de recommandation de l’entreprise par les collaborateurs (tous les trimestres nous demandons aux salariés s’ils seraient prêts à conseiller à leurs proches de venir travailler chez Schneider Electric). En trois ans, le taux de recommandation a augmenté de 30%. Enfin, le troisième critère concerne la participation de nos collaborateurs à cette expérience générale d’efficacité énergétique, au travers de formations.

La logique de développement durable voudrait que les entreprises agissent au-delà de leurs propres frontières. Où en est votre réflexion quant à votre contribution à une dynamique globale de progrès ?

Dans son dernier programme, Schneider Electric a initié une réflexion et lancé un certain nombre d’actions sur la manière de contribuer à un meilleur accès à l’électricité – c’est un des objectifs du Millénaire – pour le tiers d’habitants de la planète qui vivent avec moins d’un dollar par jour et par personne. Cette réflexion et ces actions viennent compléter notre politique développement durable en la prolongeant effectivement en dehors des frontières de l’entreprise. Ce milliard et demi de citoyens, répartis quasiment pour moitié en Inde et pour moitié en Afrique, nous devons être capables de l’inclure dans les dynamiques du développement.

Comment ?

Nous avons conçu un vaste plan d’action, baptisé BibBop (Business, Innovation and People at the Base of the Pyramid), qui s’articule autour de trois grands axes. Un premier volet vise à former des jeunes aux métiers de l’électricité. Ce qui manque le plus, dans les pays concernés, ce sont en effet les compétences. Dans le cadre du précédent programme, il s’est agi de former 3 000 jeunes par an, dont 1 000 au Brésil et 1 000 en Inde. Avec le programme qui s’amorce, l’objectif est de former jusqu’à 10 000 personnes par an. Schneider Electric injecte 10 millions d’euros dans cette politique de développement des compétences. Et de nombreux collaborateurs donnent de leur temps.

Le second volet de BipBop consiste dans la création et l’animation d’un fonds d’investissement solidaire dont la vocation est de soutenir les entreprises qui agissent pour l’installation et l’animation d’activités autour de l’accès à l’énergie. Sur les 3 000 jeunes que nous avons formés en Inde ces trois dernières années, nous en aidons 500 à devenir entrepreneurs.

Enfin, le troisième volet de BipBop porte sur la conception d’offres innovantes permettant aux populations les plus pauvres d’avoir accès à l’électricité. Nous avons ainsi lancé une ligne de produits individuels comprenant un petit panneau solaire, une batterie, un éclairage qui ne consomme que trois à quatre watts. Ce kit est bien sûr vendu au prix le plus bas possible, parfois par microcrédit, notamment au Bangladesh où nous sommes partenaires de la Grameen.

À cette première ligne de produit s’en ajoute une seconde, celle-ci collective, dédiée aux villages isolés qui abritent la moitié du milliard et demi de personnes dont nous parlons. L’idée étant de promouvoir des micro-réseaux générateurs d’électricité (à partir de surfaces d’environ 400 mètres carrés de panneaux photovoltaïques, d’éoliennes ou de biomasse) nécessaire à l’éclairage public, à l’activité d’un mini-dispensaire et à un minima d’activité artisanale. Cette approche compte déjà de nombreuses réalisations au Sénégal, à Madagascar, en Inde, au Nigéria, au Kenya, en Tanzanie, au Zimbabwe, en Afrique du Sud.

Ce programme cible combien de personnes ?

Nous voulons pouvoir toucher tous les ans plusieurs millions de personnes. On sait que les gens qui vivent avec moins d’un euro par jour et par personne dépensent 30% de ce faible revenu pour les substituts à l’électricité quand ils n’y ont pas accès : lampes à kérosène, batteries, piles rechargeables, bougies… Avec ces micro-réseaux, le ratio passe à 20%, voire 15%. Pour les habitants de ces villages, cela permet d’allonger la journée, d’étudier, de lire…

Comment travaillez-vous avec des acteurs tiers, entreprises ou universités ?

Les grands défis énergétiques auxquels nous devons nous attaquer ne trouveront pas de solution si les entreprises réfléchissent et agissent en appartements. Il est indispensable de mettre en œuvre des logiques de coopération. Schneider Electric a passé de nombreux partenariats avec des sociétés qui, comme nous, pensent l’organisation de la ville et des bâtiments de demain. Certains programmes de nos centres de recherches sont développés en partenariat systématique avec des universités, des grandes entreprises, mais aussi des PME. Un exemple : nous travaillons sur une production thermodynamique d’énergie autour du moteur Stirling. L’objectif étant de parvenir à fabriquer de l’énergie sans passer par une batterie mais en utilisant la chaleur. Ces travaux, nous les menons avec trois universités et une PME.

Au-delà de Schneider Electric, en observant plus généralement les actions menées par les entreprises et les pouvoirs publics en matière de développement durable, peut-on selon vous parler d’avancées significatives ?

Incontestablement. Prenons la Réglementation Thermique 2012, qui contraint toute construction neuve à limiter la consommation d’énergie à 50KwH par mètre carré par an à compter du 1er janvier 2012. C’est la première fois en France qu’une régulation thermique impose un objectif de performance et pas seulement un objectif de moyens. Et quand je parle de performance, c’est le bon terme, car aujourd’hui, un mètre carré moyen consomme entre 150 et 200 KwH. Autre avancée technologique : l’énergie positive. Schneider Electric a investi 14 millions d’euros dans son centre de Carros, qui regroupe l’ensemble des activités en automatismes, pour en faire un site à énergie positive.

On peut également citer la voiture électrique qui, demain, servira de batterie pour le réseau local d’énergie. Quand il y aura un peu trop de demande dans une maison, on pourra puiser un peu d’énergie dans sa voiture.
Enfin, j’évoquerais la gestion des pics de consommation énergétique. Schneider Electric est aujourd’hui l’un des leaders mondiaux de ce qu’on appelle la modulation électrique : il s’agit d’équilibrer de manière automatique les périodes de consommation en puisant de l’énergie dans les périodes basses pour délester les périodes de pointe. En France, la pointe (entre 18H30 et 21H), c’est moins de 1 000 heures par an pour près de 40% des émissions de carbone !

Y a-t-il une mesure que le législateur pourrait prendre pour faciliter la contribution des entreprises à la promotion du développement durable ?

La France est probablement l’un des pays où l’Etat est le plus prégnant. Ce qui comporte de nombreux avantages et participe de l’attractivité du pays. Nous avons des systèmes d’infrastructures ferroviaires, d’électricité et de santé parmi les plus efficaces au monde. L’Etat doit bien sûr légiférer sur le développement durable. Il le fait, notamment avec le Grenelle 2 ou la Réglementation Thermique 2012. Il devrait également intervenir de manière plus volontariste sur ce qui relève de sa propre emprise (universités, hôpitaux, prisons, ministères, collectivités) : agir sur la performance énergétique des bâtiments, créer les conditions de construction d’une ville intelligente, former l’ensemble des métiers du bâtiment pour une meilleure prise en compte de tous ces sujets.

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Au sujet de Muriel Jaouën

Journaliste de formation (ESJ Lille, 1990), Muriel Jaouën publie régulièrement dans le magazine de Place-Publique. Ses spécialités : économie sociale, développement durable, marketing, communication, organisations, management.

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