Et si les indignés, mais plus généralement tous ces jeunes (et moins jeunes) qui doutent des promesses électorales, formaient les premières avant-gardes d’une révolution d’un autre type, d’une évolution démocratique qui n’a pas encore trouvé de nom? Et si ces mouvements disparates qui essaiment sur tous les continents inventaient une nouvelle manière « pacifiée » de rébellion ?

Une chose est sûre, ces mouvements se sont rapprochés du « cœur de la bête » : le capitalisme financier. À Montréal, le square Victoria, dans le quartier d’affaires de la ville, a été envahi par plusieurs centaines de tentes. À Londres, les occupants de l’Esplanade de la Cathédrale St Paul sont au pied des immeubles où se pratique le trading haute fréquence. À New York, les «Occupy Wall Street» ont manifesté quasiment dans l’antre du système. Cette recherche de proximité avec la finance en dit long sur la précision de l’accusation : incompétence, corruption, cupidité.

Y a-t-il là , en latence, sur la Puerta del Sol de Madrid ou la Place des Droits de l’homme à Tunis mais aussi à Berlin, en Grèce, en Italie, en Islande, les signes annonciateurs d’un mouvement global dont les formes, pas encore bien définies, sont susceptibles de changement radical ? Pourquoi ce mouvement pacifiste fait-il école ?

Le développement n’est pas durable mais très dur

Souvenons-nous de ce qu’ avançait la Commission mondiale sur l’environnement et le développement dans le rapport Brundtland, à propos du développement durable, envisagé comme le nouveau modèle de développement à venir. Cette commission parlait d’ « un développement qui répond aux besoins des générations du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ». Et elle incluait dans cette définition le progrès économique, la justice sociale, et la préservation de l’environnement. Bref, insinuait-elle « nous n’héritons pas de la Terre de nos ancêtres, nous l’empruntons à nos enfants » comme l’écrivait Saint-Exupéry. Ce message-là, les jeunes générations l’ont bien entendu.

Que disent-ils aujourd’hui ? Que le monceau des dettes publiques accumulées par les Etats, ils sont en train de le payer, au prix fort. Que l’endettement massif compromet leurs projets, qu’il mène au gouffre, et qu’en place d’épanouissement, on leur promet l’austérité. Ce que les jeunes reprochent aujourd’hui aux responsables financiers et gouvernementaux, c’est leur aveuglement, c’est le paiement d’ une dette indigne, une dette contractée par une société qui n’a de cesse de dévorer ses enfants sur l’autel du chômage.

On pourrait croire qu’avec cette forte pression sur les épaules, de guerre lasse, les nouvelles générations s’ankylosent? Il n’en est rien. Qu’observe-t-on sur les places publiques du monde entier ? Une foule sans qualités ? Non. Mais peut-être bien une foule plus intelligente, plus inventive, pour faire évoluer la démocratie que nos instances représentatives qui, elles, semblent faire du sur-place. Des jeunes plus responsables et plus rationnels que leurs aînés, à qui il manque peut-être encore une pensée politique.

Moderniser la démocratie

Les manifestants de toutes ces places publiques considèrent peu ou prou que les partis politiques ne les représentent pas. Une des raisons du faible vote des jeunes aux élections tient peut-être en ceci : que le jeu démocratique est devenu vieux jeu. Il fait du sur place. « La notion de parti est dépassée. Elle ne mobilise plus. C’est dommage. Elle fait penser à des associations de défense ou de consommateurs mais rien qui n’invite à la dynamique, rien qui ne fait envie » souligne un militant associatif.

Or ce à quoi on assiste sur les places, c’est à l’irruption du désir en politique. Appauvrie et déclassée, la jeunesse mondiale a trouvé dans l’espace publique et les réseaux sociaux, les moyens de se donner une force et une richesse. Politiquement indépendants, les nouvelles générations affirment des thématiques communes par delà leurs frontières : la révolte face à la fraude fiscale organisée, la défiance vis-à-vis des politiciens traditionnels. Ces mouvements sont relativement populaires. Les sondages montrent qu’ils ont la faveur de l’opinion à environ 60%, aussi bien aux Etats-Unis qu’à Madrid.

L’exemple tunisien est l’illustration de cette sympathie;
Avec la révolution de jasmin, un mot qu’on avait un peu oublié revient sur le devant de la scène : le mot « moderne ». Un mot qu’utilise volontiers les bloggers tunisiens pour se définir. La façon de faire de la politique de ces « modernes » fait penser à la définition du militant « situationnel » que donne le philosophe Miguel Benasayag. Le militant situationnel n’a pas l’objectif de construire durablement de pouvoir mais d’élaborer des contre pouvoirs provisoires, des coordinations d’initiatives, des circulations d’idées, des créations de situation de rencontre. C’est un militant chercheur en quête d’émancipation existentielle. Le fonctionnement en réseau le distingue du militant traditionnel. Pour lui, la seule manière de résister à la globalisation triomphante, c’est la singularité. D’une certaine manière, ce que dit le militant situationnel, « c’est qu’il faut vivre en intelligence avec le système mais en révolte contre ses conséquences » (Beaudrillard).

Parmi ces modernes, on trouve des associatifs et des « geeks ». Ce terme qui auparavant était réservé aux gens bizarres perçus comme trop intellectuel s’est progressivement déplacé du côté d’Internet, des réseaux sociaux, des consoles de jeux et des arts numériques. Le terme a acquis une connotation informatique et communautaire. Le geek est celui qui s’évade grâce à son imaginaire. De plus en plus, il intègre la place publique. Don Tapscott, l’auteur de « Wikinomics : comment l’intelligence collaborative bouleverse l’économie » (Editions Pearson Education), avance à propos de ces « modernistes » que « personne n’a jamais été aussi soucieux d’éthique, de collaboration, de solidarité, ni aussi pourvu d’intelligence et de ressources que les jeunes nés depuis 1980 ». Contrairement à ce qu’on dit sur cette génération de l’internet, «non, ils ne sont pas asociaux, narcissiques, indifférents à la marche du monde, paresseux ». Ils sont révoltés, créatifs, et engagés.

L’envol de la presse citoyenne

Un des éléments clés de cet engagement est le « journalisme citoyen » dont les jeunes tunisiens se sont emparés. Le cybermilitantiste Sofiène Belhaj, l’un des bloggers en pointe de la révolution tunisienne, arrêté début janvier pour ses activités sur Facebook, a déposé les statuts pour créer une association de blogueurs tunisiens, aux objectifs multiples. «On veut professionnaliser notre activité, proposer des formations vidéos, être une instance de soutien si des blogueurs sont dans la mouise, mettre en place une sorte de label pour distinguer les sources fiables», énumère-t-il. «Avant, notre activité était très spontanée. Aujourd’hui on essaie de s’institutionnaliser, ce n’est pas évident.» L’objectif: construire une presse de référence, indépendante et éthique, qui accorde la place à l’investigation et au débat public.

Le journal en ligne Nawaat.org a déjà marqué son territoire. « Le collectif s’est transformé en association. Il travaille désormais à essaimer son savoir-faire dans lieux de la culture et les maisons de jeunes, par des formations au journalisme citoyen » souligne Riadh Guerfali, le directeur de la rédaction. L’objectif est de rendre plus accessible l’information, d’intéresser la jeunesse à prendre part aux débats politiques, de sensibiliser à travers un espace qui lui est familier, internet. Il s’agit pour Nawaat et pour d’autres médias citoyens de façonner un modèle économique qui misent sur des levées de fonds faisant appel au soutien de la société civile plutôt qu’à la publicité.

Média citoyen, c’est aussi le choix qu’a fait le site fhimt.com. Khelil Ben Osman, Heykel Djerbi et Talel Ben Ghorbal parlent de « média social citoyen » et de « créativité ». Un des combats est celui pour la transparence de l’information : « permettre d’accéder à la connaissance, de développer l’esprit critique pour que la vérité et l’information soient expurgées de toute manipulation ».

Dans cette refonte des médias, Internet joue le rôle principal de laboratoire. Les ressorts des réseaux interactifs sont en effet susceptibles de faciliter cette forme de médiation citoyenne de confiance, de proximité et dans la permanence. Dans cet univers des réseaux, le panel de personnes plus ou moins qualifiées, plus ou moins informées, a considérablement augmenté du fait de ces croisements de compétences. Ces individus-citoyens ont acquis avec le temps une légitimité à s’exprimer sur ces sujets.

On trouve aussi, à mi-chemin du professionnel et de l’amateur, au sein des associations, dans les networking, dans les réseaux internet, des internautes non-journalistes mais « relais d’opinion » et pourvoyeurs d’informations triées, susceptibles de lancer des pistes de réflexion, capables de recueillir du savoir, d’acquérir une petite expertise et de la diffuser. Ces groupes sont aussi en mesure d’animer des débats, de promouvoir des initiatives, d’organiser des évènements, de façonner un outil d’élaboration collective et de dynamiser la réflexion critique. L’organisation OneWorld en ouvrant son portail du Web sur les questions de justice sociale encourage les gens à intervenir là où les médias traditionnels ne sont pas assez déterminés pour traiter certaines questions importantes qui ne sont pas dans l’actualité du jour. Les bloggeurs ont forcé la presse à être plus critique envers elle- même et à entretenir de nouveaux rapports avec ses lecteurs. Prudence toutefois. On trouve sur le net le meilleur comme du pire. Et beaucoup de cacophonie. D’où la nécessité d’avancer avec précaution.

Ces réseaux ne sont plus réservés à des spécialistes du web, profil techno. Une simple expérience numérique suffit désormais à piloter un site ou un blog. Ces autodidactes, étudiants qualifiés, retraités de la recherche, passionnés, ont su se composer un réservoir d’outils de diffusion capables d’animer et de relayer des thématiques que la presse, soumise à la logique des « sujets vendeurs » n’est plus en mesure d’assurer au plus grand nombre. Quelles que soient leurs motivations, des millions d’internautes, prêts à faire don de leurs compétences à la cause, ne demandent pas mieux que de collaborer et de donner du temps disponible en apportant des idées précieuses.

Des plates-formes publiques

Un acteur est en train de s’imposer, une sorte de médiateur mixte. Ni journaliste, ni expert mais un peu les deux, plus collectif et plus partageur, il incarne une forme de médiation citoyenne. Peut-être est-il l’acteur le mieux placé pour redonner au débat public sur les relations science/ société sa vocation démocratique.

La nécessité du débat public sur un enjeu aussi complexe pose forcément la question de l’intrusion d’internet dans la démocratie. Car c’est là, sur la toile, que les prises de position s’affirment le plus fortement, parfois dans l’excès, quelquefois dans l’ignorance mais aussi, souvent, avec savoir faire. Dans ces usages, se façonnent des innovations qui méritent d’être valorisées. C’est déjà là que se déroule une bonne part des forums, des débats, des controverses, des campagnes. Qu’il s’agisse de discussions politiques ou de débats de consommateurs. Les médias internet forment des espaces sociaux et des discours hybrides qui permettent au chercheur de bénéficier d’un regard réduisant la coupure savant/profane. « C’est peut-être même grâce à ces zones d’hybridation, de confrontation, de coexistence plus ou moins bien assumées et appréhendées par les acteurs et par la recherche, qu’on a le plus de chance de gagner en finesse dans la description et dans la compréhension de la nature et des enjeux», indiquent Joëlle Le Marec et Igor Babou.

Dans cet espace du partage, les citoyens avertis et bénévoles se retrouvent sur des sites associatifs, à échanger des idées, des projets sur des sujets très divers. Leur relation au savoir et à l’information est variée. La jonction du « modèle de l’initiative citoyenne » et des compétences numériques qui se multiplient sur le net forme une source prometteuse de dynamique. Ce monde est encore peu reconnu sur l’échiquier politique ou institutionnel mais plus personne ne peut nier son impact.

* Ce texte est inspiré par les débats qui se sont déroulés les 26 et 27 novembre 2011 à Paris, rencontres organisées par ICE « Initiatives Citoyens en Europe » et « Action Tunisienne » : « Tunisie-Europe: les transitions démocratiques »

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Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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