Édith Arnoult-Bril «Les entreprises sont peu préparées à traiter la question religieuse»
Le 25 juin 2014, la Cour de cassation, dans un arrêt définitif, a confirmé le licenciement en 2008 d’une salariée voilée de la crèche associative Baby Loup (*). Vice-présidente du CESE, membre du groupe des associations, co-rapporteure de l’avis de 2013 sur « le fait religieux en entreprise », Edith Arnoult-Brill insiste sur la nécessité de faire connaître les éléments du droit encadrant la liberté religieuse dans les entreprises.
Vous êtes co-rapporteure d’un avis du Conseil économique, social et environnemental de novembre 2013 sur le fait religieux en entreprise. Pourquoi le CESE a-t-il choisi de s’intéresser à cette question ?
Souvenons-nous du contexte. Cet avis s’inscrit dans une actualité judiciaire et législative particulière. Actualité judiciaire avec deux arrêts de la Cour de Cassation rendus le 19 mars 2013 (*), l’un concernant la crèche associative Baby Loup, l’autre la CPAM de Seine-Saint-Denis. Actualité législative avec l’annonce par les pouvoirs publics de leur intention de légiférer dans ce domaine.
Au-delà de cette actualité dûment médiatisée, l’ensemble des situations de travail est concerné par l’expression religieuse, même si les contentieux sont rares. Face à cette réalité, si certaines entreprises ont doté leurs cadres et managers d’outils d’aide à la décision, la plupart sont peu préparées à traiter la question. Dans la première partie de son avis, le CESE s’attarde sur la réalité du fait religieux en entreprise, d’un point de vue juridique mais aussi sur la base d’un constat quant aux pratiques. Dans une seconde partie, il exprime des recommandations pour faciliter l’accès aux règles de droit en vigueur et à promouvoir les bonnes pratiques.
Sur le plan du droit, comment aborder cette question du fait religieux en entreprise ?
En France, la laïcité, principe constitutionnel dont découle l’obligation de neutralité, encadre la liberté religieuse dans la sphère publique. La liberté de religion est une liberté fondamentale imbriquée dans la liberté de conscience. Elle englobe aussi la liberté d’exprimer des convictions religieuses. Hors mission ou délégation de service public, cette liberté religieuse est la règle dans les entreprises privées. Toutefois, la directive du 27 novembre 2000 transposée dans le Code du travail admet des restrictions à condition qu’elles soient “justifiées par la nature de la tâche à accomplir”, qu’elles répondent “à une exigence professionnelle essentielle et déterminante” et qu’elles soient “proportionnées au but recherché”.
Pour faire simple, il faut contextualiser la contrainte, la proportionner aux enjeux professionnels de l’entreprise : produits fabriqués, services rendus, image à promouvoir… Par exemple, on pourra comprendre que le port du voile soit proscrit dans une enseigne de mode – pour des motifs d’image – ou que les horaires de travail soient adaptées à la pratique du jeune dans une entreprise du bâtiment – pour des raisons de sécurité.
Au juge d’apprécier la justification et la proportionnalité des restrictions apportées par l’employeur dans un souci d’équilibre entre la liberté religieuse des individus et la gestion des objectifs de l’entreprise.
Comment les acteurs de l’entreprise sont-ils armés sur le plan du droit ?
Les choses se compliquent dès lors qu’il s’agit d’apprécier la libre manifestation de la croyance. Car le code du travail, s’il pose le principe général de justification et de proportionnalité, reste assez flou sur les frontières de l’expression religieuse. Il est clairement ressorti de nos auditions que les acteurs de terrain rencontrent des difficultés dans l’appréhension du droit. Celui-ci reste complexe et n’offre pas de repères lisibles qui permettent d’agir dans cette logique de conciliation de la liberté religieuse avec le bon fonctionnement de l’entreprise.
La vraie question qui se pose aux entreprises est celle des rites…
La liberté de conscience ne pose pas vraiment de difficulté. C’est effectivement la gestion des rites qui pose question. Or, au fil de nos auditions, il est apparu que des solutions existent et que certaines entreprises les ont d’ores et déjà largement expérimentées. La question des fêtes religieuses, par exemple, ne semble pas poser de réelles difficultés puisque le salarié n’a pas à motiver sa demande de congés. La question des interdits alimentaires, souvent relayée dans les médias et le débat public, est elle aussi majoritairement pacifiée dans les entreprises. Il suffit de proposer, dans le cadre de la restauration collective, une gamme de choix suffisamment étendue pour satisfaire chacun.
La pratique du jeûne peut, pour des raisons de santé et de sécurité, nécessiter des aménagements dans l’organisation horaire du travail et la plupart des entreprises concernées semblent gérer ce type de situation sans difficulté majeure.
Et sur la question des lieux de culte collectifs ?
Tout d’abord, nous avons constaté que les demandes sont très rares. De manière très majoritaire, les entreprises opposent à des demandes de ce type une fin de non recevoir. Dalil Boubakeur, recteur de la Mosquée de Paris et président du Conseil français du culte musulman (CFCM), que nous avons auditionné, a lui-même souscrit à l’idée de contrainte de l’expression religieuse en précisant qu’un croyant musulman pouvait regrouper ses cinq prières sur des moments de la journée où il se trouve en dehors du lieu de travail. de même que Michel Gugenheim, grand rabbin de Paris, a rappelé qu’un croyant juif très investi dans sa pratique religieuse choisit l’entreprise où il va travailler pour pouvoir observer les rites.
L’avis du CESE insiste sur l’intérêt d’inscrire la réflexion sur le fait religieux dans le cadre de celle sur la diversité…
L’efficacité et la durabilité des réponses passe par une prise en compte positive de la diversité. Les politiques de diversité, qui sont des instruments de prévention des discriminations – parmi lesquelles la discrimination religieuse – constituent déjà un objet de négociation au sein des entreprises. Les directeurs ou managers de la diversité ont acquis sur ces questions ou des questions proches une certaine expérience, ils ont bien souvent initié des tours de table, fait intervenir des experts externes et associé les salariés et leurs représentants aux débats. Bref, ils n’ont pas attendu que le CESE ou d’autres organismes les invitent au dialogue social. La diversité offre donc à la gestion du fait religieux une porte d’entrée légitime sur le plan des principes et pertinente sur le plan de l’efficacité. Il est d’ailleurs intéressant de constater que les guides et outils mis en place dans les entreprises que nous avons auditionnées – EDF, IBM et Casino – l’ont été dans le cadre de leur politique de diversité.
Les managers de proximité ne sont-ils pas les plus exposés aux situations potentiellement conflictuelles et les premiers à pouvoir relayer de mauvaises pratiques ?
Ils sont en première ligne, souvent seuls pour gérer la demande, sans repères, sans formation, sans compétences juridiques ni culturelles. De ce fait, ils sont aussi les premiers à pouvoir relayer de mauvaises pratiques. C’est pourquoi l’une des recommandations du CESE porte sur l’accompagnement et la formation des managers. Casino, qui emploie dans ses magasins des équipes souvent multiculturelles, elles-mêmes au contact d’une clientèle également multiculturelle, a élaboré un guide à l’attention de ses managers de proximité. Il s’agit d’un outil volontairement très opérationnel d’aide à la décision dans telle ou telle situation, face à telle ou telle demande. Il rappelle de manière claire les éléments centraux de droit, déroule le fait religieux point par point et expose la position managériale de l’entreprise pour chaque situation, avec les éléments d’argumentation. Ce guide a été réalisé après une phase de consultation interne, avec l’accord des organisations syndicales et l’expertise de juristes spécialisés en droit social et en libertés publiques.
Vous insistez également sur une méconnaissance très largement partagée autour de ces questions…
Des responsables RH de grandes structures, que nous avons rencontrés dans le cadre de nos travaux, nous ont expliqué à quel point le cadre légal applicable était méconnu jusque dans des sphères les plus élevées de leur entreprise. Le fait que le principe de neutralité attaché à la laïcité n’est pas opposable aux employeurs privés, par exemple, est souvent ignoré. Il est indispensable de sensibiliser, de former, d’éduquer les différents acteurs : employeurs, dirigeants, salariés, managers. Il est important que les pouvoirs publics rappellent les règles de droit au regard de la liberté religieuse sur le lieu de travail. C’est d’ailleurs la première des recommandations de l’avis du CESE : faire connaître les éléments du droit. Il est également important de palier l’important déficit de connaissance de la religion de l’autre dans le pays, source de malentendus et d’erreurs d’interprétation. Car la vraie solution, c’est l’anticipation. Il ne faut pas attendre qu’un conflit éclate pour agir. Et pour anticiper, il faut élever le niveau de connaissance.
Le CESE estime qu’il n’y a pas lieu, aujourd’hui, de voter une loi.
Loi ou pas loi ? C’est le premier sujet qui est venu sur la table. J’ai tranché le débat très vite en proposant que l’on déconnecte le débat de cette question : la loi doit être le résultat de la réflexion, pas sa condition. Et effectivement, face aux constats de la situation, il est apparu au CESE que l’intervention du législateur n’est pas nécessaire aujourd’hui. Nous avons jugé plus pertinent de formuler quelques recommandations concrètes et préventives pour permettre aux employeurs et aux salariés, par le dialogue social, de co-construire des réponses adaptées. En l’occurrence, ces recommandations sont au nombre de sept : mieux faire connaître les règles de droit ; diffuser le calendrier des fêtes religieuses des différentes confessions ; prendre en compte le cas des structures privées des secteurs social, médicosocial et de la petite enfance ; renforcer la mission de médiation et d’accompagnement du défenseur des droits en matière de lutte contre les discriminations, y compris religieuses ; utiliser toutes les possibilités offertes par le dialogue social ; former les managers et les représentants des salariés à la question du fait religieux dans l’entreprise ; diffuser et mutualiser les bonnes pratiques entre les entreprises.
(*) Le 19 mars 2013, la Cour de cassation avait annulé dans un arrêt le licenciement pour faute grave en 2008 d’une salariée voilée de cette crèche associative, au motif que les salariés du privé ne sont pas soumis à une obligation de neutralité dans leur apparence. Le 27 novembre 2013, la Cour d’Appel de Paris a confirmé le licenciement de la salariée, au motif que Baby Loup est une “entreprise de conviction en mesure d’exiger la neutralité de ses employés”. Le 25 juin 2014, la Cour de cassation, dans un arrêt définitif, a confirmé le renvoi de la salariée.